Le Maroc a formellement émis, le 17 juillet 2016, l'intention de réintégrer l'Union africaine (UA), qu'il avait quittée en 1984, du temps de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), pour protester contre l'admission en son sein de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en 1982. Intervenant dans un contexte géopolitique régional et international en mutation, ces retrouvailles, si elles venaient à se concrétiser, auraient des implications importantes non seulement au Maghreb mais à l'échelle de toute l'Afrique. En fait, il ne s'agit pas d'une demande anodine d'adhésion d'un pays africain à l'organisation continentale, d'autant que la demande marocaine n'est pas dénuée d'arrière-pensées et de conditions implicites, dont le point focal est la suspension de la RASD. Quelles sont donc les motivations du Royaume, et quelles en sont les enjeux et les effets attendus aux plans régional et sous-régional ? Avant de répondre à ces questions, il convient de défricher le terrain par l'examen du contenu de la lettre d'intention et du contexte géopolitique de son émission. Lettre d'intention à l'UA ou procès d'intention contre l'OUA ? Bien qu'aucune demande officielle d'adhésion à l'UA n'ait été encore faite conformément à l'article 29 des statuts constitutifs, le roi Mohamed VI a envoyé une lettre d'intention au 27e sommet qui s'est tenu les 19 et 20 juillet 2016 à Kigali au Rwanda. Le contenu du message royal est peu diplomatique. Le Maroc pense que l'OUA avait commis une erreur sans précédent dans l'histoire des organisations internationales et régionales en accueillant la RASD en tant que membre en 1982. Il accuse l'organisation panafricaine d'avoir commis «un fait accompli immoral, un coup d'Etat contre la légalité internationale». L'argument avancé est que «ce prétendu Etat n'est membre d'aucune organisation sous-régionale, régionale ou internationale». La lettre va même jusqu'à comparer d'une façon inappropriée cet acte avec «un détournement de mineur», «l'OUA étant encore adolescente à l'époque». La lettre de Sa Majesté est truffée d'allusions et de métaphores et s'apparente à un procès d'intention contre la jeune OUA qui avait ouvert ses portes à un «pseudo-Etat» selon Rabat, mais qui est en fait le représentant légitime du peuple sahraoui en lutte pour l'indépendance. Le Makhzen s'érige ainsi en donneur de leçons de droit international à une organisation qui est précisément à la base du développement de ce droit dont l'autodétermination des peuples constitue un des piliers. Au demeurant, le Maroc est-il bien placé pour parler de légalité internationale alors qu'il prend en otage la dernière colonie en Afrique ? Le paradoxe est que le Maroc veut rejoindre l'UA et dans le même temps, il adresse des critiques virulentes à l'organisation. Du coup, lorsqu'il conclut son message à l'Union, le roi Mohamed VI ne fait pas dans la dentelle en affirmant qu'«après réflexion, il nous est apparu évident que lorsqu'un corps est malade, il est mieux soigné de l'intérieur que de l'extérieur». Autrement dit, l'UA est un corps malade et c'est le Maroc qui se propose de le soigner de l'intérieur. Se faisant, le Roi pose des conditionnalités implicites, peut-être pas pour rejoindre l'organisation panafricaine, mais pour continuer à siéger avec «une entité ne disposant d'aucun attribut de souveraineté». Un contexte géopolitique favorable ? Afin de bien comprendre cette offensive marocaine en direction de l'UA et surtout le ton conquérant du Makhzen, il faut considérer le contexte des mutations géopolitiques en cours dans la région. En effet, la demande marocaine intervient dans des circonstances assez favorables pour Rabat. Au plan économique, le Royaume a réalisé une percée remarquable sur le continent, se présentant comme le premier investisseur en Afrique de l'Ouest et le deuxième du continent. Au plan diplomatique, Rabat a pu réaliser des acquis non négligeables qui s'articulent autour, d'une part, du ralliement de nombreux Etats africains à la cause du Maroc, et, d'autre part, des retraits des reconnaissances de la RASD, dont le dernier en date est la Zambie, le 9 juillet 2016. La diplomatie religieuse a aussi permis au Royaume d'investir l'Afrique occidentale en y activant les réseaux de la confrérie musulmane de la Tidjania dont il prétend la paternité, et en ciblant la formation de plusieurs centaines d'imams issus des pays du Sahel. Au plan politique, le Maroc peut toujours compter sur l'appui de ses alliés occidentaux traditionnels (France, Etats-Unis) et de ses amis africains. En revanche, le nouveau contexte géopolitique régional comprend aussi des défis à relever pour le Maroc. D'abord, le décès, le 31 mai dernier, du président sahraoui Mohamed Abdelaziz, suivi de l'élection, le 9 juin, d'un nouveau SG du Polisario et président de la RASD en la personne de Brahim Ghali, augurent d'une nouvelle étape dans le combat des Sahraouis pour l'indépendance. Ensuite, le retour de la Minurso au Sahara occidental après la crise ayant secoué les rapports maroco-onusiens est une source d'inquiétude supplémentaire pour la monarchie. Enfin, le rôle majeur joué par la puissance algérienne au sein de l'UA ne peut être supporté davantage par Rabat qui veut lui disputer le leadership. La nouvelle donne régionale a globalement incité le Maroc à remettre le cap sur l'UA. Les raisons de ce regain d'intérêt sont à rechercher dans l'importance grandissante que ne cesse de prendre l'organisation panafricaine sur le continent et dans les relations internationales. Elles résident aussi dans les enjeux multidimensionnels inhérents au positionnement des Etats africains dans la nouvelle géopolitique. Motivations et enjeux de la demande marocaine La raison principale pour laquelle le Maroc avait quitté l'OUA n'a pas disparu puisque la RASD est toujours membre à part entière. Alors, qu'est-ce qui a changé pour que le Maroc veuille rejoindre cette organisation ? D'abord culturellement, le Royaume a ressenti un certain déracinement africain consécutif à son départ de la communauté panafricaine. Or, le Maroc, tel un arbre, jette «ses racines nourricières en Afrique et respire par les feuilles de l'Europe…», pour reprendre une métaphore qui était chère au roi Hassan II (1976). Le retour à l'UA et l'annexion définitive du Sahara occidental permettraient au Royaume de renforcer son point d'ancrage et d'enracinement africain. Ceci est d'autant plus nécessaire que le tropisme européen n'a pas procuré que des gains au Maroc. Au chapitre des pertes, la mise en œuvre des accords agricoles et de pêche avec l'Union européenne a engendré, entre autres, des problèmes d'exportation de ces produits vers l'Europe, nonobstant les problèmes juridiques posés par l'exploitation des richesses halieutiques, agricoles et minières du Sahara occidental. Le regain d'intérêt pour l'UA entre donc dans le cadre plus global de la stratégie marocaine de coopération Sud-Sud. Politiquement, la volonté marocaine de retrouver le gotha africain est motivée par la recherche d'un rôle majeur dans la nouvelle géopolitique africaine en général et maghrébo-sahélienne en particulier. Rabat n'a jamais caché son intention de figurer comme l'Etat-phare du Maghreb, voire comme une puissance africaine. Or, prétendre à ce statut et rester en dehors de l'UA sont deux attitudes pour le moins incompatibles. Au regard du manque à gagner subi par la monarchie durant 32 ans (1984-2016), le Maroc s'est mis à l'évidence qu'il vaut mieux être dans l'UA qu'en dehors d'elle. La politique de la chaise vide s'est avérée contre-productive pour le Royaume. Il faut «combattre la RASD de l'intérieur de l'UA», selon Brahim Fassi-Fihri, président de l'Institut Amadeus. L'absence du Maroc de l'UA se ressent surtout au niveau multilatéral. L'activisme diplomatique au niveau bilatéral et au sein d'autres cadres régionaux comme le CENSAD, s'ils ont compensé un tant soit peu cette absence, ne peuvent en aucun cas remplacer l'agora africaine en termes de gains politiques. Et justement, Rabat veut avoir droit au chapitre dans la voix internationale de l'Afrique au niveau des problématiques globales là où l'UA est l'interlocuteur privilégié de la communauté internationale. Economiquement, la volonté marocaine de rejoindre le cénacle africain s'explique par le souci de s'adapter aux exigences de la mondialisation et d'accompagner sa présence économique en Afrique par un cadre politique adéquat. Au plan stratégique enfin, on peut penser que cette décision de retour est sinon influencée, du moins suggérée par les soutiens traditionnels du Maroc (France, Etats-Unis) qui ne tolèrent pas un grand écart en termes de puissance au détriment de leur allié. Afin de mieux préserver leurs intérêts géostratégiques sur ce continent, les puissances occidentales veillent à l'équilibre des forces africaines, notamment entre le Maroc et l'Algérie. Depuis la sortie du Royaume de l'UA, la balance semble pencher du côté de l'Algérie, et le moment est peut-être arrivé pour que Rabat prenne sa revanche sur Alger qui l'a poussé diplomatiquement à la porte en 1984. La question est maintenant de savoir quelle stratégie le Maroc va-t-il adopter pour parvenir à ses fins. La stratégie marocaine entre lobbying politique et manipulation du droit Le Maroc sait qu'il ne peut pas poser de conditions préalables à son retour à la communauté africaine, mais il pense qu'il peut compter sur son positionnement stratégique, économique et diplomatique en particulier en Afrique subsaharienne pour renverser le rapport de forces en sa faveur. Depuis au moins son retrait de l'OUA, la Monarchie s'est appuyée sur des pays «amis» membres de l'organisation panafricaine pour défendre ses intérêts en son sein. Cette diplomatie de «relais» est accompagnée d'un lobbying remarquable auprès des puissances et des organisations influentes (Etats-Unis, France, UE, ONU, CCG…). La stratégie marocaine consiste à présenter le Polisario et la RASD comme les usurpateurs de l'intégrité territoriale du Royaume, et leurs soutiens comme des parties au conflit. Dans le même temps, Rabat active ses réseaux diplomatiques tous azimuts pour vendre son plan d'autonomie et l'imposer comme la solution la plus sérieuse et la plus crédible au problème sahraoui. Le Maroc va poursuivre son activisme diplomatique pour arracher d'autres soutiens en Afrique et surtout pour que cela se traduise au sein de l'UA par l'éviction de la RASD. Il table, une fois revenu dans l'organisation panafricaine, sur le soutien de la majorité des membres pour obtenir la suspension du Polisario. Mais si on peut effectivement penser que l'Assemblée des chefs d'Etat est souveraine, l'acte constitutif ne précise pas si les propositions d'amendement peuvent concerner l'exclusion d'un Etat de l'UA. En tout état de cause, le retrait de reconnaissance à la RASD ne signifie en aucun cas une atteinte à la légitimité de l'Etat sahraoui. Le meilleur allié du peuple sahraoui n'est pas un quelconque Etat, fût-il une hyperpuissance, mais bien la justesse de sa cause : un peuple luttant pour son indépendance d'une occupation étrangère. En revanche, ce qui ne prête à aucune équivoque dans le droit régissant l'UA, c'est que la RASD est un membre fondateur de cette organisation en 2002, et qu'en vertu du principe de l'égalité souveraine de tous les Etats membres, aucun Etat ne peut demander l'exclusion d'un autre Etat (art 4). La seule possibilité, non pas d'exclusion mais de suspension d'un membre de l'UA est prévue dans le cas d'accession au pouvoir par des voies anticonstitutionnelles (art. 30). Par conséquent, la RASD est indétrônable de l'UA tant qu'elle respecte les statuts de l'organisation. Si la RASD n'est pas encore reconnue par l'ONU, aucun Etat au monde ne reconnaît officiellement la marocanité du Sahara occidental. A suivre