Venise, août-septembre 1966. Le film La bataille d'Alger adapté par le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, des mémoires éponymes de Yacef Saâdi, responsable militaire de la zone autonome d'Alger durant les années 1956-1957, remporte le Lion d'or, la plus haute distinction de la célèbre Mostra. Dans un entretien récent accordé à la revue Marianne, Costa Gavras stigmatisant les «réactions idéologiques qui écrasaient un grand cinéaste», rapporte la honte de Jacques Doniol Valcroze «quand le public et la critique ont sifflé les récompenses données à Gillo Pontecorvo pour La Bataille d'Alger, ce si grand film». Moins d'une décennie après les faits, en effet, la guerre des mémoires et des images était déjà engagée et qui aujourd'hui encore confère à la libre adaptation de Pontecorvo une quasi-vertu documentaire et, au passage, contribue à la construction iconique de Mohamed Larbi Ben M'hidi à travers sa transfiguration inspirée par Si Mohamed Baghdadi, improbable comédien s'il en fut. Tout semble, depuis, s'être passé comme si le parcours militant exceptionnel de Ben M'hidi devait s'inscrire presque exclusivement dans un inépuisable arrêt sur l'image de l'homme menotté présenté à la presse par les responsables de la XXe division de parachutistes précisément reconstituée par Pontecorvo. Le constat peut alors paraître paradoxal du décalage entre l'image sanctifiée de Mohamed Larbi Ben M'hidi et son absence ostensible dans le débat public algérien et dans ce qui tient lieu de récit national, à la différence de ses compagnons du comité de coordination et d'exécution (CCE) — Krim, Benkhedda et notamment Abane — convoqués de manière récurrente par le rite commémoratif ou la controverse historienne. Cette mise en silence de la mémoire du dirigeant — comme un consentement collectif à une seconde mise à mort ? — peut-elle se satisfaire des rappels incantatoires de son arrestation et de son assassinat ? Dans une conférence de presse tenue en mars 2010 à la maison de la presse Tahar Djaout, Drifa Ben M'hidi Hassani, sœur du chahid, dénonce «le peu de considération accordée à la commémoration de la disparition de Larbi». Certes, il y a le côté flamboyant des propos tenus ou prêtés à Ben M'hidi — «Mettez la révolution dans la rue, le peuple s'en saisira» ; ou encore : «Donnez-nous vos avions et nous vous donnerons nos couffins» — qui rajoutent sans doute au mythe alors qu'il reste à éclairer le cours d'une histoire sur lequel Mohamed Larbi Ben M'hidi aura pesé de toute la force de ses convictions. 1- Ben M'Hidi vivant Comme nombre de ses compagnons de lutte — Zighoud, Bitat, Boussouf, Bentobbal, entre autres — Mohamed Larbi Ben M'hidi naît, en 1923, dans la périphérie constantinoise, au sein de la zaouïa d'El Kouahi sur le territoire de Aïn M'lila et y reçoit une éducation religieuse avant de rejoindre Batna, auprès de son oncle maternel, où il poursuit une scolarité sanctionnée par l'obtention du certificat d'études. C'est à Biskra, où sa famille s'est installée, que se construit son chemin, d'abord au sein du scoutisme musulman (les SMA) qui s'impose, dans les années trente, comme un cadre de socialisation pour les jeunes Algériens, mais aussi au travers de multiples et éphémères expériences professionnelles. Le tournant décisif est pris en 1943 à l'occasion du retour dans l'espace public du Parti du peuple algérien (PPA) qui anime, à Biskra, des conférences publiques et s'attache à la mobilisation de la jeunesse. «Ben M'hidi ne tarda pas à émerger, pour devenir un des responsables du PPA (…). Affable, toujours souriant, bien élevé, il attirait les plus réservés. Bon conférencier, il savait toucher les cordes sensibles, surtout celles des jeunes», note Si Hachemi Trodi, condisciple de Larbi Ben M'hidi au collège Lavigerie de Biskra et proche compagnon de lutte(1). Biskra, à l'instar des autres agglomérations algériennes connaît, en ce début des années quarante, une effervescence notable avec le redéploiement des élites, à l'image de l'association des oulémas qui y ouvrent de nouvelles médersas, de la Fédération des élus indigènes portée par la personnalité emblématique du Dr Saâdane, alors même que le PPA — dissous, rappelons-le par le gouvernement français — travaillait à conforter son organisation clandestine. Les AML — Amis du manifeste et des libertés —, prolongement unitaire du Manifeste du peuple algérien lancé par les élus en février 1943 avec le soutien du PPA s'y enracinèrent puissamment et Larbi Ben M'hidi, délégué du PPA au sein de l'association y joue alors un rôle de premier plan, développant les contacts, élargissant l'influence des thèses du parti, mais anticipant déjà les événements à venir. «Il faut se préparer au retour de manivelle, au choc, pour ne pas être emporté par l'ouragan. Il faut préparer la résistance», met-il en garde ses proches.(2) A cette même période, Larbi Ben M'hidi s'affiche aux côtés d'autres compagnons comme Brahim Chergui, comme l'un des animateurs du groupe scout musulman «Erradja» qui démultiplie les manifestations publiques au cœur de la ville et fait notamment entendre les principaux hymnes nationalistes. C'est un imposant cortège populaire qui manifestera au cœur de Biskra le 8 mai 1945 et Larbi Ben M'hidi en prit la tête, ce qui lui valut de figurer parmi les dirigeants arrêtés et emprisonnés principalement à la prison centrale de Constantine. Ben M'hidi, détenu dans les geôles du commissariat de la ville, fut relâché au bout d'une vingtaine de jours d'arrêt et eut tôt fait, à sa libération, de mettre à l'abri, en compagnie de Hachemi Trodi, les documents de l'organisation. La relance du parti par Si Mohamed Belouizdad, au lendemain de la répression de 1945, le verra chargé, sous la responsabilité de Si Mohamed Assami, chef de la wilaya de Biskra, de la kasma de réserve et de vigilance de la région. Il prendra une part active aux batailles électorales de 1947 et 1948 sous le nouveau sigle du parti, MTLD, et il sera l'un des premiers militants à intégrer à sa création l'organisation spéciale (l'OS). 2- Un militant exemplaire S'il faut relever que Mohamed Larbi Ben M'hidi s'était inscrit aux cours du soir pour améliorer sa connaissance de la langue arabe, c'est sa conception de l'engagement qui doit être notée. Un engagement total et sur tous les terrains possibles. Il fut ainsi l'avant-centre de la jeune équipe de l'US Biskra, reprise après moult retraits par les militants indépendantistes, mais aussi membre actif de la troupe théâtrale mise en place par les dirigeants de l'USB. Il figurera dans la distribution de la pièce Pour la Couronne de l'auteur français François Coppée, adaptée par deux éminents morchidine des SMA, cheikh Mohamed El Abed Smati El Jilali et cheikh Ali Marhoum. La thématique de la pièce, hymne à la résistance, offrira l'opportunité à Larbi Ben M'hidi, comédien principal en l'occurrence, de sensibiliser, éveiller les consciences. Le succès populairede la pièce, ses tournées remarquées dans le Constantinois lui valurent une décision d'interdiction du ministère de l'Intérieur. Décision commentée en ces termes parle quotidien Le Monde : «Le PPA créait des associations à caractère culturel et social pour en faire une pépinière de militants».(3) Que ce soit au sein du scoutisme, dans les rangs du PPA/MTLD, comme sportif de l'US Biskra ou enfin en qualité de comédien de la troupe théâtrale, le fil rouge de l'engagement de Mohamed Larbi Ben M'hidi est constitué par le souci éminemment politique de la proximité quotidienne, de l'enracinement et il se distingue en cela d'autres dirigeants du courant PPA/MTLD attachés plus exclusivement à leur démarche militante. L'exemplarité du militant tient aussi à cette capacité, peu ordinaire, de concilier la diversité de ses engagements et à ce choix singulier et précoce d'être un politique professionnel, même s'il a écarté de ses perspectives la compétition électorale. Le paradoxe apparent de l'itinéraire de Mohamed Larbi Ben M'hidi, qui s'inscrit pleinement dans cette séquence fondatrice de Biskra, est que la clandestinité reste la demeure de référence de cet homme public s'il en fût. La création de l'OS, lors du congrès de février 1947, au-delà des considérations tactiques auxquelles elle pouvait répondre, allait au-devant des attentes d'un Ben M'hidi acquis de longue date à l'idée de résistance. Si El Hachemi Trodi rapporte en ces termes le témoignage de Si Mohamed Issami, chef politique de la wilaya de Biskra : «Chargé par le regretté Si Mohamed Belouizdad de choisir le futur responsable de l'OS dans la zone de Biskra, j'ai désigné Larbi Ben M'hidi comme j'ai choisi Mostefa Benboulaïd pour les Aurès».(4) Il reçut, au titre de l'inspection, tour à tour Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Djilali Belhadj et fut appelé, au printemps 1949, à renforcer l'encadrement régional de l'OS dans l'Est algérien. Il s'installe, à cet effet, à Constantine. 3- La montée en puissance du dirigeant Il n'existe pratiquement pas de témoignage sur les activités de Ben M'hidi à Constantine, sinon un rappel récent de sa sœur Driffa du séjour de la famille — qui avait accompagné Larbi — dans le chef-lieu du département. C'est avec, en toile de fond, la crise berbériste — avec l'inattendue conséquence de l'éviction de Hocine Aït Ahmed de la tête de l'Organisation spéciale — les effets corollaires de l'attaque de la poste d'Oran et surtout l'affaire «Khiari», la découverte de l'OS et son quasi-démantèlement que doit faire l'adjoint de Mohamed Boudiaf, responsable de l'organisation de l'Est algérien. S'il échappe à l'arrestation, Larbi Ben M'hidi, comme d'autres cadres de l'OS, est contraint au repli sur Alger. Dans son récit de vie, Parcours d'un militant, Mohamed Mechati rapporte, entre autres, son hébergement chez les frères Boukechoura à la pointe Pescade. «Dans ce havre de paix, j'ai retrouvé avec surprise et joie mes compagnons de combat déjà installés chez lui : Didouche, Ben M'hidi, Gherras (…) ; nous quatre restions confinés, passant notre temps à lire, à jouer aux cartes et à nous maintenir en forme».(5) L'un des aspects de la crise de l'Os aura été le contentieux durable avec la direction du parti accusée d'avoir abandonné les militants de l'organisation et ceux qui avaient échappé à la prison avaient tous été contraints à la clandestinité — comme Zighoud, Bentobbal Benaouda accueillis dans les Aurès par Benboulaïd — ou reversés dans l'administration du parti loin de leur région d'appartenance. C'est ainsi que les cadres de l'Est — Mechati, Habbachi, Gherras, Boussouf, Benabdelmalek, Ben M'hidi — s'étaient retrouvés en charge de l'ouest du pays. Lors de la réunion des «22» de juin 1954, Larbi Ben M'hidi figurait aux côtés de Boudiaf, Benboulaïd, Didouche et Bitat préfigurant la direction des fondateurs du FLN, à laquelle s'était joint Krim Belkacem. Désigné à la tête de la zone V, selon le premier découpage du FLN, Larbi Ben M'hidi aura tôt fait de la question de l'armement de l'ALN l'une de ses priorités, et c'est à ce titre notamment qu'il se rend au Caire où il aura des échanges vifs avec Ahmed Ben bella en charge de la commission militaire de la délégation extérieure du Front. Il rejoint Alger début mai 1956, où il fait jonction avec Abane Ramdane et contribue à la mise en place du congrès de la Soummam dont il présidera les travaux. A Zighoud qui s'inquiétait de la crédibilité des décisions du congrès en l'absence de représentants de la délégation extérieure, Abane dira que «Si Larbi pourra s'exprimer en leur nom» et s'attirera cette mise au point de Ben M'hidi : «Je suis ici en qualité de responsable de la zone V.» Larbi Ben M'hidi, désigné en qualité du membre du Comité de coordination et d'exécution (CCE), rejoint Alger où il allait assurer l'animation de l'action politico-militaire. Yacef Saâdi garde le souvenir de l'arrivée de Ben M'hidi à La Casbah : «Il se présenta en toute simplicité, un sourire sympathique accroché aux lèvres. Il ressemblait à un professeur de lycée de province. Il usait d'un langage direct, sans fioritures en passant sans transition du français à l'arabe dialectal.» «Ecouter, c'était aussi l'une de ses grandes qualités», relève l'ancien chef de la zone autonome. (6) Larbi Ben M'hidi sera à l'origine de la grève des 8 jours de janvier/février 1957 appelée à soutenir le débat sur la question algérienne à l'ONU et dont l'impact politique et médiatique sera remarquable en dépit de la prise de contrôle d'Alger par les paras de la XXe Division de parachutistes de Massu chargée, depuis le 7 janvier, de l'ensemble des pouvoirs de police. 4- Un crime d'état L'arrestation de Larbi Ben M'hidi est considérée comme l'une des séquences majeures de ce qu'il est convenu de nommer «La Bataille d'Alger». Elle intervient le 23 février dans le studio qu'il occupait au 5, rue de Bettignies et sera d'abord gardée secrète. Les autorités françaises donnent d'autres dates — le 25 et le 27 — qui permettent notamment d'accréditer la thèse d'une trahison. Ben M'hidi aurait été donné et le nom du militant Brahim Chergui, vieux compagnon de lutte de Ben M' hidi est jeté en pâture qui avait été arrêté après le dirigeant du CCE et lui-même se convainc que Hachemi Hamoud, responsable du Front, aurait pu communiquer, sous la torture, l'adresse du studio de la rue de Bettignies. Membre du CCE, chargé en particulier des liaisons entre les dirigeants, Benyoussef Benkhedda rapporte dans un témoignage décisif les conditions de l'arrestation. «La capture de Ben M'hidi a donné lieu aux spéculations les plus diverses. D'aucuns l'imputent à une dénonciation arrachée sous la torture. D'autres suggèrent qu'elle aurait été consécutive aux recoupements de la DST. En ce qui concerne la thèse de la dénonciation, elle est tout simplement impossible pour une bonne raison : j'étais le seul en effet à connaître l'adresse du studio du 5, rue de Bettignies où j'avais établi ma planque.»(7) L'ancien président du GPRA précise les conditions dans lesquelles la filière de location de logements dans la ville européenne, pour les membres du CCE, avait été remontée : «C'est en perquisitionnant dans ces endroits qu'ils sont tombés tout à fait par hasard sur notre infortuné collègue.»(8) Le lieutenant Alair rend hommage, dans ses écrits et témoignages, sur cette séquence surprenante à l'homme — «un seigneur» — qui s'identifie sans hésitation comme Larbi Ben M'hidi. Pris en charge par le colonel Bigeard qui saluera en lui «le plus grand résistant, le plus passionné, qui respirait la pureté» assure «avoir été contraint de livrer Ben M'hidi aux services spéciaux» et ordonne de lui rendre les honneurs au moment de sa livraison à Aussaresses.(9) Le général Massu dira, plus tard, que les instructions de Max Lejeune, secrétaire d'Etat à la défense, étaient sans ambiguïté et Aussaresses reliera la décision de l'exécution directement au cabinet du ministre de la Justice, Mitterrand. «Je vous couvre», assure Massu à Aussaresses.(10) Larbi Ben M'hidi est froidement assassiné dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Les pouvoirs publics français s'en sont tenus à la thèse insoutenable du suicide et aujourd'hui encore aux «effets positifs de la colonisation». Les lois françaises d'amnistie auront tôt fait de protéger les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité en Algérie, selon les définitions qui en avaient été arrêtées par le tribunal de Nuremberg, et on sait que l'assassin de Ben M'hidi avait encouru un retrait de décoration pour avoir rendu public son forfait. La France avait, en son temps, organisé le kidnapping de Klaus Barbie, coupable entre autres de l'assassinat de Jean Moulin, icône de la résistance à l'occupation nazie pour que justice soit faite. Qui rendra justice au martyr Ben M'hidi et à ses frères ?