En mars 2005, soit trois années après la fermeture du complexe des levures chimiques pour des raisons occultes, Mahmoud Khediri, alors ministre de l'Industrie, avait promis que «l'usine allait se remettre en marche une fois finalisée l'opération de son rachat par le leader français groupe Lesaffre». Or, ce dernier, très peu séduit par l'unité de Bouchegouf, se contentera de reprendre sa jumelle de Oued Smar (Alger), le processus de privatisation des deux filiales relevant du défunt groupe Eriad -devenu Smide- étant à l'époque engagé. En juillet 2010, la Société de gestion des participations (SGP-Cegro), chargée des industries des céréales, avait fait part de son projet de «relancer l'activité de l'usine de production de levures de Bouchegouf avec le lancement d'un avis d'appel à manifestation d'intérêt national et international pour un partenariat». En mai 2011, Mohamed Benmeradi, qui était ministre de l'Industrie, de la PME et de la Promotion de l'investissement, lui emboîtera le pas en annonçant, en grande pompe, depuis la wilaya de Guelma où il était en visite officielle, que «des dispositions ont été prises pour relancer l'activité de production de levures en Algérie à travers la réouverture des deux unités de Bouchegouf et de Oued Smar». En avril 2012, le Conseil des participations de l'Etat (CPE) avait annoncé aux médias que «la décision est prise et tout est mis en œuvre pour que l'activité soit relancée à travers l'ouverture d'une nouvelle unité de production des levures après l'arrêt, depuis 2002, des usines de Bouchegouf et de Oued Smar». En juin 2015, c'est le département de Abdessalem Bouchouareb qui prendra le relais, cette fois-ci, devant les parlementaires. «L'industrie de la levure en Algérie sera relancée avec la mise sur pied d'une usine dans la wilaya de Jijel dans le cadre d'un partenariat avec une entreprise étrangère pionnière en la matière…» Cette nouvelle entité devait faire l'objet d'une fusion avec les deux unités de Bouchegouf et Oued Smar appelées, quant à elles, à s'occuper exclusivement de l'emballage, du conditionnement et de la distribution, précisait-il. Toutes ces belles paroles sont, malheureusement, restées lettre morte. Le lobby de l'importation La raison ? Le puissant lobby de l'import-import, a fini par chasser définitivement la levure «made in Algeria» du marché national, dont les besoins oscilleraient entre 20 000 et 25 000 tonnes annuelles. Comme il a réussi à décourager toute bonne volonté visant à relancer l'activité au complexe agroalimentaire des levures de Bouchegouf comme à Oued Smar, bien que celui-ci ait connu un semblant de reprise après le passage du groupe français Lesaffre, qui n'aura duré que 4 ans, puisqu'il avait plié bagage en 2009. «…le groupe français s'est retiré définitivement en 2009, laissant des centaines de travailleurs sans emploi, et ce, en contrepartie de 100 000 euros de dommages et intérêts versés à l'Etat algérien», rappellera, à juste titre, dans son communiqué du 26 février dernier, Smaïn Kouadria. Dans ses propos, il laisse comprendre que le processus de mise à mort du complexe de Bouchegouf, entré en activité en janvier 1984 avec une capacité de production de 22,50 t/jour de levure fraîche et 6,6 t/j de levure sèche -plus de 31 000 t/an pour les deux unités que compte Oued Smar-, a été enclenché sous l'impulsion d'une poignée d'importateurs et accéléré par leurs protecteurs, des officiels qui, depuis 2002, n'avaient de cesse de justifier la fermeture des levureries publiques par leurs «difficultés à placer leur production sur le marché national !», qui plus est fort demandeur (plus de 22 000 t/an), mais aussi par «la pollution des eaux qu'elles génèrent». La finalité étant de garder la mainmise sur ce marché qui pèse des centaines de millions de dollars : «Ce marché juteux est monopolisé par un groupe restreint d'importateurs et de distributeurs spéculateurs qui dicte sa loi. Ce même groupe s'oppose, pour préserver ses privilèges, à toute relance d'une production nationale en mesure de satisfaire les besoins du pays, au détriment du développement et de la diversification du tissu industriel, prônés par les pouvoirs publics pour sauver notre économie dépendante des cours du baril de pétrole, en chute libre», confirme M. Kouadria dans le document qu'il a transmis à El Watan. Une situation, faut-il le rappeler, ayant, par le passé, fait fermenter la colère de plus d'un parmi les ministres qui s'étaient succédé, depuis 2002, au département de l'industrie, à l'image de Mohamed Benmeradi. Ce dernier avait, plus d'une fois, reconnu, à demi-mot, que la fermeture des deux complexes était une erreur, une grave erreur à ne pas commettre : «… il est inacceptable que l'Algérie continue d'enregistrer zéro production de levure, alors que nous avions deux complexes, et ils existent toujours, en mesure de satisfaire la demande nationale», s'emportait-il. Entre-temps, la facture à l'import y afférente ne cessait de grossir, d'année en année (80 millions $ en 2010, 100 millions en 2013, 130 millions en 2015). Folles convoitises Il faut dire que les péripéties qu'a connues le complexe de Bouchegouf tirent leur origine de bien des enjeux. L'entreprise, cette «mal-aimée», avait, pour une histoire de «mélasse», coûté la vie à un grand gestionnaire, le défunt M. Abdaoui, son ancien PDG. Son tort ? Avoir osé dénoncer le recours, par ses supérieurs, aux «services» d'intermédiaires européens pour les achats de la mélasse (égyptienne), matière première principale entrant dans les procédés de fabrication des levures (forme fraîche et sèche) et il l'avait chèrement payé. Inculpation, incarcération pour mauvaise gestion, six longs mois de détention provisoire, acquittement, pseudo-réhabilitation (nommé directeur central chargé du contrôle de gestion) puis… suicide ! C'est aujourd'hui l'image d'un colosse à genoux, installations rouillées, locaux désaffectés, bâtiments menaçant ruine, que l'entreprise livre au visiteur. Sa déconfiture progressive, l'ex-filiale Eriad Constantine, devenue Smide, la doit, en grande partie, à ceux contre lesquels le défunt Abdaoui et ses proches collaborateurs avaient mené une vaine longue bataille, c'est-à-dire ceux qui se sucraient dans la généreuse «jatte de mélasse». Car ce sont bien les fort juteux contrats de mélasse qui étaient au cœur de toutes les controverses, mais aussi objet de toutes les folles convoitises. Pour les besoins de ses deux complexes Oued Semar-Alger et Bouchegouf-Guelma, l'Algérie devait importer, pendant la décennie 1990, jusqu'à 40 000 t, en moyenne, de mélasse, sirop issu du raffinage du sucre roux de betterave ou de canne. Le ou les fournisseurs de l'époque ? Delta Sugar et J-Lion ? Le premier, un consortium égyptien, un des plus grands producteurs de sucre de canne et de mélasse au monde. Le second, un puissant trader européen exerçant dans l'agroalimentaire. Son marché de prédilection, le sud de la Méditerranée, l'Algérie, en particulier, où il avait réussi à avoir le contrôle de tout le marché du sucre et de la mélasse. Les décideurs algériens de l'époque préféraient solliciter les services de cet intermédiaire avec lequel de solides liens d'«amitié» s'étaient tissés. Et comment ! La mélasse était achetée par J-Lion auprès de Delta Sugar au prix de 111,5 dollars la tonne pour être par la suite rétrocédée aux Algériens à ….170 dollars ! L'autre «tort» de l'ancien PDG de la levurerie de Bouchegouf est d'avoir touché, sans le savoir, à d'autres intérêts. Dans une déclaration publique, il avait fait part d'un projet qui était tout sauf le bienvenu : le lancement de la production de l'alcool chirurgical qui était également importé pour des centaines de millions de dollars. Tout était fin prêt, en termes administratifs, l'unité mise en place, les installations montées, le procédé de fabrication maîtrisé et le personnel requis déjà formé dans cette perspective. Mieux, les besoins en mélasse, principal intrant pour la fabrication de ce type d'alcool, pouvait être fournie, en quantités suffisantes, par la défunte Enasucre, raffinerie publique, dans le chef-lieu de wilaya de Guelma, autrement dit à moins d'une quarantaine de kilomètres du complexe de Bouchegouf ! Autant dire qu'aujourd'hui, au bout de plus de trois décennies d'existence et trois lustres d'éclipse, ce géant de l'industrie agroalimentaire s'est construit une histoire piètrement insolite autour de sa levure. Et si tout marche comme prévu, l'arrivée de Pakmaya pourra, peut-être, aider ce géant affaibli à se redresser. Car, de fortes résistances, d'ici et d'outre-mer, le groupe Agrodiv, propriétaire du complexe de Bouchegouf et le levurier turc risquent bien de s'y heurter. Toujours en appétit féroce, le lobby de l'import/import n'est pas près de partager le gâteau. Idem pour le n° 1 européen, voire mondial, de l'industrie des levures alimentaires, dont la marque constitue le plus gros des importations algériennes (50 à 60%, selon des sources du secteur). N'est-ce, d'ailleurs, pas lui qui a réussi à évincer de l'arène européenne de puissants concurrents turcs à l'image du groupe Özmaya, qu'il a fini par affaiblir puis absorber en rachetant les actifs, renforçant ainsi son expansion à l'international, plus d'une trentaine de filiales dans 22 pays, rien que dans la filière des levures de boulangerie, sa spécialité phare.