Partez d'ici, nous n'avons rien à vous déclarer. Nos responsables nous ont interdit de nous adresser à la presse», c'est ainsi que nous avons été accueillie au poste de garde du complexe agroalimentaire des levures de Bouchegouf, dans la wilaya de Guelma. Le responsable de la sécurité paraissait vivement importuné par notre présence dans l'entreprise, cette mal-aimée qui, décidément, continue de cultiver le culte du secret. Avoir osé y déroger, feu M. Abdaoui, l'ex-PDG de cette sinistrement célèbre levurerie l'avait chèrement payé. Inculpation, incarcération, six longs mois de détention provisoire, acquittement, pseudo réhabilitation, puis… suicide. C'est aujourd'hui l'image d'une entreprise orpheline, d'un colosse très affaibli ; installations rouillées, locaux déserts, bâtiments menaçant ruine qu'elle projette sur l'extérieur. Sa déconfiture progressive, l'ex-filiale Eriad —devenue Smide — la doit essentiellement à ceux contre lesquels feu Abdaoui et ses proches collaborateurs avaient vainement mené une longue et inlassable bataille, c'est-à-dire ceux qui se sucraient dans la généreuse «jatte de mélasse». Car ce sont les très juteux contrats de mélasse, matière première entrant dans le processus de fabrication des levures (forme fraîche et sèche), qui étaient au cœur de toutes les controverses mais aussi objet de toutes les convoitises. Ces intermédiaires qui font saler la facture ! Pour les besoins de ces deux complexes, l'Algérie avaient importé, pendant de longues années, en moyenne 40 000 tonnes de mélasse, sirop issu du raffinage du sucre roux de betterave ou de canne. Les deux fournisseurs de l'Algérie sont Delta Sugar et J-Lion. Le premier est un consortium égyptien, un des plus grands producteurs de sucre de canne et de mélasse au monde. Le second, un puissant trader européen exerçant dans l'agroalimentaire. Son marché de prédilection, le sud de la Méditerranée, l'Algérie en particulier où il avait réussi à asseoir, durant les années 1990, sa mainmise sur les marchés du sucre et de la mélasse. Les décideurs algériens préféraient solliciter les services de cet intermédiaire avec lequel de solides liens d'«amitié» s'étaient tissés. Et comment ! La mélasse était achetée auprès de Delta Sugar par J-Lion au prix de 111,5 dollars la tonne pour être par la suite rétrocédée aux Algériens à… 170 dollars. «Nous avons toujours œuvré à établir des relations d'affaires directes avec nos partenaires et voisins arabes, l'Algérie en particulier. Malheureusement, nous n'avons jamais réussi à les instaurer puisque nous nous retrouvons toujours face à des intermédiaires qui, faut-il le souligner, sont très actifs et très puissants. Ils disposent d'impressionnants moyens et de circuits de collectes d'informations économiques. Ils se présentent souvent avec les meilleures offres et vont jusqu'à financer les campagnes de betteraves, de cannes à sucre ou autres produits qualifiés de porteurs. A chaque fois qu'ils apprennent que des contacts ou des négociations sont en cours avec des pays voisins, particulièrement avec l'Algérie, ces intermédiaires comme J-Lion viennent nous proposer 10% de plus que l'offre la plus élevée en contrepartie de la cession de la totalité de la récolte», déclaraient à leurs interlocuteurs algériens de l'Eriad Bouchegouf des dirigeants du groupe Delta Sugar. Ces graves révélations s'étaient officiellement confirmées par voie diplomatique lorsque par le biais de l'ambassade d'Egypte à Alger, le consortium apprenait publiquement que «les sociétés algériennes (Eriad Centre et Eriad Bouchegouf) ont toujours importé leurs besoins en mélasse égyptienne à travers des intermédiaires européens et non pas directement à partir des sociétés égyptiennes exportatrices, et ce, malgré les tentatives de la société Delta Sugar d'obtenir des contacts directs avec les sociétés algériennes». Delta Sugar ajoutait qu'un «contrat avait été signé avec une société hollandaise pour la livraison de 45 000 tonnes de mélasse. Cette quantité était destinée à l'une ou quelques unes des sociétés algériennes». Les multiples démarches de rapprochement, conséquemment entreprises par notre ambassadeur en Egypte de l'époque (années 1996 et 1997) et la commission économique alors en place ainsi que — et surtout — la détermination de l'équipe dirigeante du complexe de Bouchegouf à se dépêtrer de l'emprise de l'intermédiaire européen, avaient fini par payer : un pont direct a pu être dressé entre les Algériens etle consortium Delta Sugar. Un gros contrat pour la fourniture par ce dernier de 33 000 tonnes de mélasse — 27 000 t destinées à l'Eriad Centre et 6000 t à Bouchegouf — fut finalement conclu. Après la signature dudit contrat pour 111,5$/t, Eriad centre s'était rétractée. Le prétexte ? De sérieuses difficultés de trésorerie auxquelles elle était confrontée. Se rabattre sur la mélasse algérienne (l'Algérie, faut-il le souligner, en produisait aussi) était, au finish, la seule alternative. Sous la menace d'une rupture de stocks et l'arrêt de la production de la levure et ses retombées sur la filière boulangerie qui pouvaient en découler, le complexe de Bouchegouf était, quant à lui, en mesure d'assumer financièrement sa quote-part du contrat, en maintenant sa demande de 6000 tonnes. C'était peine perdue : le fournisseur Delta Sugar décidera de l'annulation du contrat et opposera un niet catégorique à l'Eriad Guelma. Le motif ? «Les prix contractuels de 111,5$/t concernaient la totalité des livraisons, soit 33 000 tonnes, et ne pouvant être appliqué aux 6000 tonnes», argumentait-il. Partant, l'opportunité s'offrira à l'«ami» européen, une autre affaire en or. En effet, l'ombre de J-Lion, qui a toujours plané dans les coulisses des affaires algéro-égyptiennes, refera, encore une fois, surface. Ayant eu vent du contrat algéro-égyptien grâce à son réseau de «mouchards» nationaux, l'intermédiaire J-Lion se rapprochera des Egyptiens pour l'achat des 33 000 tonnes. Pour se les assurer, il dressera à ses «amis» algériens, à qui revenait le dernier mot, un état des lieux du marché des plus sombres «la situation est pour le moins brûlante. Cette campagne qui s'engage encore plus sur les livraisons promptes. Cette situation est la résultante de plusieurs problèmes : la Turquie, grand pays exportateur de mélasse de betterave, importe cette année à la suite d'une chute importante de la récolte. L'Union européenne fait une récolte médiocre, en moyenne très mauvaise pour l'Italie et l'Espagne. Le Pakistan, principal exportateur de mélasse de canne sur l'UE, a beaucoup de retard dans sa campagne et ceci entraîne une surenchère irrationnelle. La Thaïlande est de plus en plus sollicitée par l'Asie et en particulier la Chine. Le Brésil distille ses mélasses pour les automobiles. Cuba a vu ses récoltes chuter de 50% et est pratiquement sorti du marché. Les USA extraient le sucre de mélasse de betterave et achètent la mélasse de l'Amérique centrale. L'Australie vend au Japon. Les temps sont rudes pour les acheteurs de mélasse». Le lobby de l'import-import a eu raison de l'ex-PDG Le recours à ses services devenait, par conséquent, inévitable. Et c'est lui qui fournira les 6000 tonnes à la levurerie de Bouchegouf, mais au prix de 170$ la tonne, au lieu de 111,5$ initialement fixé par Delta Sugar. Toutes ces indiscrétions qui avaient filtré d'outre-frontières et qui n'étaient pas faites pour plaire à ceux intéressés par la manne générée par le marché de la mélasse avaient été imputées à l'ancien patron de l'Eriad Bouchegouf. Et, pour s'en débarrasser, une affaire avait été montée de toutes pièces à son encontre. Il sera incarcéré en juin 1997 — période qui coïncida curieusement avec le contrat hollandais des 45 000 tonnes — pour, entre autres, avoir, sans en aviser au préalable sa hiérarchie, «signé un contrat d'un montant de 5,7 millions DA portant sur des travaux de rénovation des installations de refroidissement de l'unité de production», pour «avoir accepté des chèques sans provision émis par des boulangers, clients de la levurerie» et enfin pour «avoir émis un chèque sans provision pour l'acquisition de 20 tonnes de sucre auprès de l'Enasucre Guelma». Après six mois de détention provisoire, il sera remis en liberté. En guise de réhabilitation, on lui confiera le poste de directeur central chargé du… contrôle de gestion. Il sera provisoirement installé à l'Eriad Annaba (Moulins Seybouse), où il décidera quelques mois après, un vendredi, de mettre fin à ses jours. «Pour avoir négligé la lutte d'intérêts qui sévissait sur certains marchés à l'import, d'honnêtes cadres algériens ont perdu leur poste de travail, et leur avenir professionnel soudainement figé, si ce n'est carrément brisé. C'est le cas de feu M. Abdaoui. Les six mois qu'il a injustement passés en prison ont eu raison de lui. C'était un homme charismatique, très pieux, fort de caractère, d'une grande probité professionnelle et d'une moralité exemplaire. Ceux qui l'ont jeté en prison le payeront un jour. S'ils ont pu échapper à la justice d'ici bas, la justice divine les rattrapera», nous confiera, les larmes à peine contenues, un cadre des Moulins Seybouse. L'autre «tort» de l'ancien PDG de la levurerie de Bouchegouf est d'avoir menacé, sans le savoir, d'autres intérêts : dans une déclaration publique, il avait annoncé son projet de se lancer dans la production de l'alcool chirurgical, lequel était également importé. Tout était administrativement fin prêt, l'unité mise en place, les installations montées, le process de fabrication maîtrisé et le personnel nécessaire formé dans cette perspective. Mieux, les besoins en mélasse, principal intrant pour la fabrication de ce type d'alcool, pouvait être fournie, en quantités suffisantes, par la raffinerie Enasucre Guelma (actuelle Sorasucre). Cette idée de projet, disparu au même titre que son concepteur, sera reprise, des années plus tard, par des opérateurs privés. Certains d'entre eux s'approvisionnent actuellement en mélasse chez Sorasucre : «Notre mélasse, qui représente plus de 2% du volume du sucre roux transformé par notre usine, 300 t/j et environ 100 000t/an, est reprise par des fabricants d'alcool chirurgical basés, pour la plupart, à Alger. Il faut savoir que le raffinage du sucre roux que nous importons du Brésil passe par deux étapes : la première porte sur le traitement physique suivi d'une épuration chimique. La seconde consiste en la cristallisation lors de laquelle le sirop traité donne directement du sucre blanc prêt à la consommation, dont les besoins nationaux s'élèvent à 1,2 million de tonnes. Les capacités de transformation existantes sont, quant à elles, trois fois supérieures», nous a expliqué lors de notre rencontre à son siège (Guelma), Aïssa Bareche, PDG de Sorasucre. Le patron de l'ex-filiale du Groupe public Enasucre, rachetée en 2007, ajoutera : «Remis en marche, le complexe de Bouchegouf serait un client non négligeable vu les potentialités dont il dispose». Néanmoins, dans ses propos, notre interlocuteur laissait transparaître un certain scepticisme quant à l'existence d'une réelle volonté politique de rendre effective la relance de la production des levures dans notre pays. D'autant que, nous dira-t-il, si le process de fabrication de la levure n'est plus ce qu'il était durant les années 1990, les mentalités des décideurs sont, par contre, restées immuables. Idem chez la direction général du groupe Smide. Du temps des Eriad ou de Smide, les portes restent hermétiquement fermées à la presse. Nous avons maintes fois tenté de nous en rapprocher, mais sans succès, «les responsables du groupe n'aiment pas les journalistes, et cela ne date pas d'aujourd'hui», nous a-t-on dit, mais à mi-voix. Le culte du secret n'est, décidément, pas près de disparaître !