L'Anep vient de publier une réédition de Vérités sur la révolution algérienne de Mohamed Lebjaoui, préfacée par Slimane Cheikh, ouvrage qui, à sa sortie en 1970 chez Gallimard, en France se vendait sous le burnous en Algérie et aurait pu vous causer bien des ennuis avec « la sécurité » si d'aventure « on » le trouvait en votre possession ou si vous tentiez de le faire rentrer en douce par la frontière. En ces temps de disette littéraire, un livre qui traitait de l'histoire de la guerre de libération édité ailleurs que dans les imprimeries de l'Etat était prohibé comme l'était un kilo de narcotiques. L'histoire, ce n'était pas bon. Des vérités sur l'histoire encore moins. Et davantage lorsqu'elles coulent de la plume de quelqu'un qui comme Lebjaoui a fui le pays pour se réfugier à l'étranger après le 19 juin 1965. Ce fils de La Casbah d'Alger issu d'un milieu aisé, est né en 1926. Adolescent, il était tombé dans la grande marmite politique dans laquelle bouillonnait le mouvement national. Ainsi, raconte-t-il, « j'avais dévoré avec passion tous les classiques du marxisme. Comme beaucoup de jeunes nationalistes algériens, je m'étais enthousiasmé pour Lénine, pour la révolution d'Octobre. Soucieux d'une action politique rationnelle, exempt d'un verbalisme trop fréquent chez nous, j'avais approché de près le Parti communiste algérien, où je comptais des amis. Mais j'avais bien vite constaté sa faiblesse majeure : simple annexe du Parti français recrutant beaucoup en milieu européen, le PCA était sérieusement coupé des réalités nationales algériennes ». Un rassembleur Cette désillusion ne le découragera pas, bien au contraire il s'appliquera à rapprocher les points de vue de tout ce que comptait le mouvement national depuis les Oulémas jusqu'aux communistes en passant par les militants du PPA-MTLD et de l'UDMA. Ainsi, il va créer « un comité des partisans de l'union dont le but - la gageure, faudrait-il le dire - était de rassembler en un même lieu pour discuter de tous les problèmes des divers partis, mouvements et syndicats ». La déconvenue sera à la hauteur des espoirs. « L'initiative tourna court », écrit-il avec une pointe d'amertume. Sans doute une assurance excessive que notera, d'ailleurs Mohamed Harbi qui dit de lui qu'il « avait de la prestance et beaucoup d'assurance. Trop, même. L'homme était capable de défendre ses idées à ses risques et périls. Contrairement à mes anciens camarades du MTLD, il n'avait pas été coulé dans le moule bureaucratique » (1). Ce trait de sympathie nous le retrouverons, par ailleurs, puisque le même auteur écrit que Lebjaoui est « une des personnalités les plus attachantes du FLN, à l'origine disciple algérois du cheikh El Okbi ; gros commerçant un temps proche des communistes, lié aux milieux juifs d'Algérie et ouvert sur la question de l'appartenance des Européens à la nation algérienne »(2). Dès le déclenchement de la guerre de libération « sans avoir le moindre contact avec ceux qui avaient pris l'initiative du combat », il adhérera à l'action mais, soutient-il, « une adhésion toute morale » qu'il fallait « traduire en acte ». C'est ainsi qu'il se rapprochera d'abord de Krim Belkacem (début 1955) puis en avril de la même année, il rencontrera Abane Ramdane « qui venait d'arriver à Alger pour prendre en main l'organisation de la capitale... Une grande amitié naquit entre nous ... qui ne cessa de s'approfondir par la suite ». C'est celui-ci qui lui confiera ses premières missions dont sans doute la plus importante est la préparation de ce qui deviendra après le 20 août 1956, la plateforme de la Soummam, texte fondateur s'il en est des institutions de l'Etat algérien moderne. « Parmi les inspirateurs et les acteurs primordiaux du congrès de la Soummam qui fut l'œuvre (de Abane), il y eut notamment Amar Ouzegane, transfuge du parti communiste, mais aussi le disciple de cheikh El Okbi, Mohamed Lebjaoui, et l'idéologue Abdelmalek Temmam, ainsi que le chef historique Larbi Ben M'Hidi », écrivent Harbi et Gilbert Meynier (3). L'auteur de Vérités sur la révolution algérienne figurera d'ailleurs comme membre suppléant du Conseil national de la révolution algérienne issu du Congrès de La Soummam. « Quand j'arrivais en France en janvier 1957, la situation était relativement simple. Une organisation FLN. embryonnaire, essayait à la fois de faire reconnaître son autorité par l'émigration algérienne, d'informer l'opinion française et de déjouer, bien entendu l'action de la police », on aura compris que Lebjaoui vient d'être désigné par le Comité de coordination et d'exécution (CCE), le comité fédéral ayant été démantelé. Mais sa mission va tourner court, puisqu'un mois après, le 26 février 1957, il sera arrêté. « Lebjaoui masquait avec beaucoup de superbe un manque qui ne pardonnait pas dans notre situation, il n'avait pas les qualités d'un homme de l'ombre, ce qui devait le perdre », témoigne Harbi. L'ouvrage qui n'est pas le seul de Lebjaoui avait à son époque suscité un intérêt très particulier puisqu'il levait une partie du voile sur l'assassinat de Abane Ramdane qu'il compare à un « Jean Moulin algérien ». Dans la troisième partie qu'il intitule « Tragédie et victoire », il revient en effet sur ce drame, cette tragédie, parmi hélas beaucoup d'autres de la révolution algérienne. Si les actes de cette triste période de notre histoire sont aujourd'hui en partie, connus, les archives, s'il en est, étant toujours scellées, il n'en était pas de même en 1970. Ce passage est d'ailleurs considéré aujourd'hui comme une référence incontournable, puisque Lebjaoui est systématiquement cité par les historiens et tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la guerre de libération dès lors qu'il s'agit de revenir sur la mort de Abane. La deuxième partie de l'ouvrage est plus politique puisqu'elle traite de la phase navrante qui a suivi l'indépendance et des luttes intestines qui ont transfiguré l'image de la révolution qui venait de s'achever. Il est vrai que Lebjaoui arrêté en 1957 devait passer le reste de la guerre en prison et qu'il nous laisse quelque peu sur notre faim, et que beaucoup de faits auraient mérité un développement et aussi nécessité des recoupements avant d'être assénés comme des « vérités ». Mais, c'est à la décharge de cet auteur atypique, au parcours intelligent et sincère, disparu prématurément, en 1992, qui a œuvré après juin 1965 dans une opposition qui parvenait difficilement à se faire entendre dans le « boucan » démagogique et dogmatique de l'unité de pensée et du « socialisme spécifique » mâtiné de vapeurs traditionalistes lesquelles auguraient déjà des drames à venir. Ce livre est un livre de la colère. Son adhésion aux thèses de la monarchie marocaine au lendemain de la marche verte qui a vu l'annexion du Sahara-Occidental en 1976, voilera son image d'homme de liberté au profit d'un certain opportunisme politique. Cette réédition a en tous les cas le mérite de permettre aux lecteurs de posséder un livre qui a compté même s'il a été comme il semble, dans la hâte de dire leur histoire aux Algériens. Notes : 1 - Une vie debout, Mohamed Harbi. Casbah Editions p.200. 2 - Le FLN, documents et histoire 1954-1962, Casbah éditions p. 264 3 - Op. cit. p. 275. Bibliographie de l'auteur. Bataille d'Alger ou bataille d'Algérie ? Gallimard 1972. Un morceau de lune et une étoile couleur de sang. (poèmes) Ed. Adversaire. Genève 1975. Pour la défense des droits de l'Homme en Algérie. Ed. Grounauer. 1977. Au nom de l'Algérie. Ed. Adversaire 1976. Sous le bras mon soleil. Ed Grounauer, Genève, 1982.