Il est difficile de débusquer, parmi la faune d'enseignes qui ornent nos artères, une quelconque plaque réservée aux personnes atteintes d'une infirmité physique. L'image est tristement parlante : un jeune handicapé se démenant avec son fauteuil roulant et ayant toutes les peines du monde à traverser la chaussée attenante à la Grande Poste. Il lui faudra l'aide de trois jeunes gens pour se frayer un chemin parmi la mer de tôle qui se déverse sur Alger. Et comme les trottoirs ne sont pas pratiques, il est obligé de remonter la rue Didouche-Mourad en utilisant la bande asphaltée réservée aux voitures, avec tous les risques que cela comporte. D'ailleurs, le voici carrément face à face à un fourgon qui freine à temps pendant que le handicapé tente avec sa chaise roulante, toujours aidé par des bras charitables, à se hisser sur le trottoir. Voilà qui dit toute l'inclémence d'une métropole comme Alger où même les piétons ont du mal à se mouvoir, faisant d'elle une ville foncièrement « handicapante ». Le plus étonnant est qu'il nous a fallu une heure entière pour rencontrer ce handicapé moteur perdu dans le chaos algérois. C'est la première chose qui choque : nos handicapés, notamment les personnes à mobilité réduite, sont « invisibles » dans le paysage urbain. Et la raison est évidente : Alger est topographiquement impraticable. Question signalétique, il y a lieu de noter combien il est difficile de débusquer, parmi la faune d'enseignes qui ornent nos artères, une quelconque plaque en rapport avec le sujet. Cela en dit long sur la place qui est faite dans notre société, aux personnes atteintes d'une infirmité physique. Nous voici à la rue Hamani (ex-rue Charras) où nous faisons incursion dans un café bien particulier. Il s'agit du Foyer des sourds-muets qui est une dépendance de l'Union des sourds-muets de la wilaya d'Alger. « Les sourds-muets sont totalement livrés à leur sort. Notre association est leur seul secours », assène d'emblée Mohamed Allel, vice-président de l'Union, lui-même sourd-muet. D'ailleurs, au long de notre entretien, il sera assisté de Souad Diss, interprète pour sourds-muets et professeur en langage des signes. De son côté, Chérif Khédim Allah, président de l'Union, indique que l'association compte quelque 800 adhérents. « L'Union des sourds-muets a été créée le 24 février 1973. Sa mission est de venir en aide aux gens qui souffrent, qui ne savent pas où aller. Les sourds-muets se sentent marginalisés », explique Mohamed Allel, avant d'ajouter : « Nous avons beaucoup de chômeurs. 10% de nos adhérents sont au chômage. Ils ont entre 20 et 35 ans. Les entreprises refusent d'embaucher les sourds-muets. » « Nous n'avons reçu aucune aide du ministère de la Solidarité. Seule l'APC d'Alger-Centre nous soutient. Djamel Ould-Abbès ne fait que des promesses et ne les tient jamais. Nous n'avons que ce café dont les recettes nous permettent de payer nos factures et nos charges, et d'employer quelques sourds-muets », déplore notre interlocuteur. Ainsi, l'Union des sourds-muets est le seul interface pour cette catégorie de handicapés. « Je suis la seule interprète pour sourds-muets au sein de l'Union », révèle pour sa part Souad Diss. « Est-ce que tous les handicapés sont des députés ? » Mais ce n'est pas tant l'apprentissage du langage des signes pour sourds-muets que l'accès à l'instruction, et notamment universitaire, qui turlupine Mohamed Allel. « Les sourds-muets en Algérie n'ont pas la possibilité d'accéder au diplôme universitaire. Et pour cause : les écoles du Télemly et de Kouba sont cantonnées dans le même type de formation. On forme les sourds-muets dans la sculpture en bois uniquement. Il n'existe pas de centres spécialisés pour élargir leur champ des connaissances. » Le président Khédim Allah nous montre un courrier émanant d'une grande société nationale qui a rejeté la demande d'emploi de personnes malentendantes en faisant savoir que leur profil ne correspond pas aux besoins en ressources humaines de cette entreprise. Autre handicap : le peu d'interprètes pour sourds-muets s'avère très problématique dans certaines situations cruciales. « J'ai été amenée à assister des sourds-muets devant la justice. C'est un vrai problème. Les sourds-muets ne disposent pas toujours d'un interprète s'ils sont confrontés à la justice ou s'ils doivent se présenter devant un notaire par exemple ou quelque autre institution », témoigne Souad Diss. En quittant nos amis, nous replongeons à plein nez dans la jungle métallique d'Alger et son boucan d'enfer. Nous visite alors une tendre pensée pour notre frère et confrère Aziz Smati, ce réalisateur surdoué qui fit les beaux jours d'Alger Chaîne III, et à qui nous devons « Bled Music », « Rock Rocky », et d'autres perles aussi inspirées. Aziz Smati est devenu paraplégique après avoir reçu quatre balles dans le corps par un funeste jour de 1994, en pleine fête de l'amour (14 février). Nous l'avons retrouvé en 2005, à Alger, à l'occasion d'un entretien, et nous lui avions posé la question de savoir s'il avait l'intention de rentrer au pays. Voici sa réponse : « Non. Ici, ce n'est pas accessible. Alger, c'est une ville inaccessible pour les handicapés. Les seules plaques que j'ai vues pour les handicapés, c'est celles en face de l'Assemblée nationale. Est-ce que tous les handicapés sont des députés ? Est-ce que les députés sont tous des handicapés ? Parce qu'il n'y a que là qu'il y a des plaques. Si je comprends bien, les handicapés sont tous là-bas… »