C'est une très belle opale verte, une serpentine originaire du Zimbabwe. Cette pierre qui vient d'une terre sacrée a fini son long voyage au pied du Djurdjura, dans l'un des villages kabyles les plus reculés et enclavés. Arrivée brute, elle a pris forme et presque vie sous les mains de Nicolas Orselli. Comme beaucoup de ses amis, venus des quatre coins du monde, Nicolas, sculpteur français originaire de Marseille, était à Ath Ouavane pour participer à la 14e édition de Raconte-Arts. Pendant toute la durée du festival, Nicolas s'est appliqué à sculpter sa pierre sous le regard du public, habitants du village, festivaliers et touristes de passage. «J'ai commencé le premier jour du festival au matin et j'ai fini hier soir à 19h», dit-il avec un large sourire. Ainsi, confrontée à un public qui observe l'artiste à l'œuvre, la sculpture est sortie des ateliers fermés et poussiéreux pour devenir un art vivant et populaire. Nicolas est visiblement heureux de faire cette offrande au festival comme le font les peintres dont les fresques ornent les murs du village jusqu'à ce que la pluie, le vent et le soleil les effacent à jamais. «C'est la première fois que je participe à Raconte-Arts et j'ai envie de recommencer car c'est une belle aventure humaine, artistique et culturelle», dit Nicolas. C'est une toute petite histoire comme le festival en connaît beaucoup, mais elle résume bien la philosophie de Raconte-arts, un festival itinérant et citoyen basé sur l'échange, la découverte, le don de soi, l'ouverture sur le monde pour un art vivant dans la rue, accessible à tous et à toutes. Raconte-Arts, c'est l'art sans barrières ni frontières. Le village, théâtre vivant Pendant huit jours, le village s'est transformé en scène de théâtre vivante, colorée, sans cesse changeante. Jeunes ou vieux, hommes et femmes, tout le monde était acteur, jouant son propre rôle, y compris les poules, les chiens et les chats du village. Une scène, un tableau, un happening, ne s'achèvent ici que pour se recréer un peu plus loin au gré des rencontres. Le village est devenu ainsi un creuset pour la terre entière. Un creuset où les langues et les accents se mélangent, les sons s'enlacent pour créer de nouvelles mélodies, les amitiés se tissent comme un burnous, les couleurs fusionnent pour libérer la parole, le geste à l'origine de toute création. Dans chaque coin, il y a quelque chose à voir ou à entendre. Un conteur qui déroule le fil de son histoire à la source du village devant un parterre de jeunes filles et jeunes hommes où se mêlent quelques vieilles femmes dans leurs robes colorées et qui boivent ses paroles comme de l'eau vive. Des orchestres improvisés de flûtes, de guitares, de violons et de chœurs. Des mimes, des clowns, des sculpteurs, des dessinateurs, des musiciens, des photographes, des troupes folkloriques et des écrivains s'emparent de tous les espaces disponibles. Les murs prennent des formes et des couleurs, devenant des dazibaos ou des galeries d'exposition. Même les vitrines des commerces et des cafés du village jouent le jeu et affichent des poèmes, des nouvelles d'ateliers d'écriture, une annonce de rencontre-débat, de course à pied ou un concours de proverbes ou de beauté. L'union et la fusion deviennent le seul credo de Raconte-Arts. Déjà, à l'origine, cette fusion se fait entre festivaliers et villageois car ces derniers ont pour devoir d'offrir le gîte et le couvert à leurs hôtes de huit jours. Plus qu'un festival, Raconte-Arts est devenu au fil des éditions et de ses pérégrinations, un véritable pèlerinage culturel. On y vient pour se ressourcer, s'abreuver de culture, faire des rencontres. Le festival aurait pu s'appeler également «Rencontre arts» tellement on y fait des rencontres. Impossible de faire un pas sans tomber sur une connaissance, un visage connu ou une star qui pourrait être Aït Menguellet, Ali Amran ou Saïd Sadi. Plus qu'un festival, c'est un pèlerinage culturel Ce samedi 24 juillet, il est 21h30 quand on décide de quitter le village devenu la plus grande scène artistique du pays. Des centaines de personnes continuent d'affluer pour voir le spectacle de soirée. Ils doivent garer leurs véhicules sur le bas-côté de la route et continuer les derniers kilomètres à pied. On y vient en famille ou en groupe d'amis. Na Ouardia, 75 ans, est une authentique femme d'Ath Ouavane. Son visage souriant porte les mêmes couleurs vives et chaudes que sa robe kabyle traditionnelle. C'est un visage de grand-mère délicieuse qui respire la bonté et la bienveillance. Na Ouardia se promène au milieu des festivaliers et des visiteurs, curieuse de tout et heureuse de toute cette joyeuse agitation et animation. Veuve à un âge précoce, elle a élevé seule ses six enfants à la force de ses poignets. Encore aujourd'hui, elle continue de s'occuper de son jardin et de son verger, taillant et greffant elle-même ses arbres. Avant l'avènement du terrorisme islamiste, le village d'Ath Ouavane recevait régulièrement des touristes nationaux et étrangers. Connu pour sa forêt qui s'étend sur des dizaines d'hectares vers les sommets du Djurdjura, le village était une destination prisée pour le tourisme de montagne. On y pratiquait la randonnée pédestre, le camping et le bivouac au milieu des cèdres et l'alpinisme. Le village a également une prestigieuse histoire liée à la guerre de Libération. Tous les dirigeants de la Révolution sont passés par là et le légendaire Amirouche en avait même fait l'un de ses QG. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui ont fait que l'armée française ait décidé de le raser en 1957. A l'indépendance, les villageois l'ont reconstruit à la seule force de leurs bras, sans aide extérieure. Aujourd'hui, les gens redécouvrent petit à petit Ath Ouavane et ses attraits. On y vient pour la montagne et on y découvre d'autres merveilles, car le village s'est taillé une solide réputation pour ses produits agricoles irrigués à l'eau pure de montagne. Ses cerises et son poivron local appelé «ifelefel awavaane» sont très demandés. Des traditions d'entraide et d'hospitalité L'activité touristique reprend timidement maintenant qu'une certaine stabilité est de retour. Les touristes retrouvent ce chemin sinueux, étroit et escarpé qui finit en cul-de-sac à Ath Ouavane. «Il arrive que des groupes viennent camper pour deux à trois semaines dans la forêt qui recèle des grottes, des sources et des sites pour le camping aménagés par les habitants», dit Hakim Bessadi, enfant du village et P/APC d'Akbil, le chef-lieu de commune. «Le village a des traditions d'hospitalité bien ancrées. Il a l'habitude de recevoir des visiteurs», dit-il encore pour expliquer la facilité avec laquelle Ath Ouavane a abrité Raconte-Arts. Un esprit d'ouverture Pour le festival, Ath Ouavane a mobilisé plus de 400 jeunes gens pour assurer la sécurité des visiteurs et des festivaliers. «Ceux-là n'ont pas eu le droit de profiter du festival. Ils avaient pour mission de sécuriser les biens et les personnes», dit Hakim Bessadi. La fête s'est déroulée sans aucun incident. Pas un gendarme, pas un policier n'a posé les pieds ici durant tout le festival. Près de 800 personnes ont été hébergées et souvent nourries par les habitants et personne n'a eu à se plaindre. Bien au contraire, le moment des séparations a été déchirant. Très souvent, Ath Ouavane a fait montre d'un esprit d'ouverture extraordinaire. Il y a peu de villages de montagne au monde qui peuvent accepter que des «étrangers» se baladent en toute liberté en son sein, que des jeunes filles court-vêtues, cheveux au vent et décolletés généreux, traversent les ruelles du village cigarette aux lèvres. Que des groupes de jeunes jouent de la musique jusqu'à une heure tardive de la nuit. Un festival qui libère les énergies Le jour de la clôture, le directeur du festival, Hacen Metref, était visiblement fatigué et il devait à chaque instant régler mille et un détails liés à la logistique ou au départ des festivaliers. «Au départ du festival, j'ai toujours peur mais cela fait 14 ans que la magie opère. Je pars toujours la peur au ventre car c'est un projet complexe et compliqué. J'écoute tout le monde, même quand on essaie de me donner des leçons ou de me faire des propositions. Une fois qu'on est dedans, il y a une libération qui se fait et ce n'est que du bonheur. Finalement, on peut le dire sans risquer de se tromper, ce pays vit un problème de liberté. Raconte-Arts est un festival qui libère des énergies, qui crée des synergies.» D'après Hacen Metref, il faut aborder le festival avec un esprit libre et libéré des carcans de la pensée. Il faut se laisser vivre, se laisser emporter par la vague, être en immersion complète. «Nous sommes dans un pays assez compliqué en matière de libertés individuelles et collectives. Si on libérait les expressions, les énergies, les initiatives et les espaces, on verrait l'impensable. Il y a un potentiel extraordinaire, explosif dans ce pays, c'est du TNT», dit-il. Pour Hacen Metref, l'un des trois fondateurs du festival avec Denis Martinez et Salah Silem, il y a trop d'énergie accumulée dans ce pays. Pour éviter les explosions sociales destructrices, il faut des explosions créatrices. Il faut libérer ce trop-plein d'énergie dans l'art, le sport et la culture. «C'est ce qui fera de ce pays un jour une puissance régionale. Je suis sidéré de voir ce que les gens cachent comme talent et potentiel créateur. On ne le voit pas, mais il est là. Les festivals institutionnels conventionnels se passent entre fonctionnaires, c'est pour cela que cela ne parle pas aux gens. A Raconte-Arts, les organisateurs sont au milieu des festivaliers et des villageois. Nous prenons les lieux comme ils sont, les gens comme ils sont et nous vivons au rythme de la population», dit encore Hacen Metref. Pour goûter à ce sentiment de bonheur après un travail bien fait, il faut accepter de porter un lourd fardeau pendant huit jours et sept nuits. «C'est vrai que c'est dur à porter, car c'est physique aussi. C'est un marathon de huit jours et sept nuits. C'est énorme», dit-il. «L'esprit Raconte-Arts doit s'éclater dans tout le pays. Les gens ne doivent pas alourdir ce projet. Ils doivent penser un peu la même chose chez eux. Sinon, Raconte-arts risque de mourir de sa belle mort, tué par les gens qui l'aiment», argumente Hacen Metref. Pour lui, le festival est sur le point d'atteindre ses limites. «Comment accueillir 2 ou 3000 personnes dans des villages ? Le festival est devenu trop grand pour nos petits moyens et les petits villages qui l'hebergent. On doit engager la réflexion pour trouver des solutions, sinon c'est ce même concept qui a fait sa force qui va le tuer. Victime de son succès, le festival a atteint ses limites physiques. Nous en sommes conscients», dit-il. Poursuivant son analyse, Hacen Metref estime qu'il y a une véritable lame de fond qui est en train de transformer le pays et ses dirigeants ne s'en rendent même pas compte. Rencontré à Ath Ouavane, le journaliste-éditeur Arezki Aït Larbi est du même avis. «Raconte-Arts est un festival sans le sou, mais qui est en train de faire une petite révolution dans les esprits. Raconte-arts a ringardisé les festivals institutionnels qui bouffent des milliards alors que les gens leur tournent le dos», dit-il. Pour El Kadi Ihsane, autre journaliste présent à Ath Ouavane, Raconte-Arts est carrément le nouveau modèle économique qui permettra à l'Algérie de se diversifier. Le journaliste s'en explique : «Il n'est pas lié aux hydrocarbures, il n'émarge pas au budget de l'Etat, il ne fait pas travailler les Chinois, il a une balance devises positive, il fixe localement l'activité et il vend la destination Algérie au reste du monde», analyse-t-il avant de conclure : «Le nouveau modèle économique est plutôt simple. Il faut faire de l'Algérie un festival Raconte-Arts.» Amen.