« Parfois, des compensations financières sont versées aux victimes : l'Italie s'engage à verser à la Libye, sous forme de projets de développement, cinq milliards de dollars échelonnés sur une période de vingt-cinq ans ; l'Allemagne augmente son assistance financière à la Namibie ; le Japon accorde une aide supplémentaire de trois milliards de dollars à la Corée du Sud, outre les 500 millions versés en 1965 pour les milliers de filles dites « femmes de confort » soumises pendant la guerre à la prostitution par l'armée d'occupation impériale ; le gouvernement canadien accorde près de 5 milliards de dollars pour l'indemnisation des victimes des pensionnats… » Au moment où le débat sur la place de la mémoire dans l'histoire commune algéro-française remonte à la surface, avec une acuité que traduit une avalanche de lois mémorielles, force est de constater que la revendication algérienne de faire assumer à l'ancienne puissance coloniale son passé encore vivant dans les stigmates des survivants, n'est ni un cas inédit dans les relations internationales, ni l'expression d'une réaction épidermique conjoncturelle. Bien au contraire. Par son caractère permanent, quoique soumis depuis 1962 à des fluctuations selon l'état des relations entre les deux pays, cette revendication s'insère dans un mouvement planétaire déclenché à la fin du siècle dernier pour faire de l'effacement des crimes confessés, un moyen de réconciliation entre les peuples, et parfois à l'intérieur de ces peuples. Des nations pécheresses, en endossant l'héritage colonial qui a terni leur image dans des entreprises criminelles, en sont sorties grandies. Hélas, la France, pourtant pionnière de la défense des droits de l'homme et du citoyen, semble à la traîne. Une mentalité coloniale résiduelle, influente dans certains cercles officiels, refuse encore d'admettre que les indigènes sont devenus des interlocuteurs jaloux de leur indépendance, et que l'Algérie n'est plus le prolongement de la Métropole. Il serait à cet égard utile ici de rappeler et d'analyser quelques exemples dans le monde, d'Etats ou de gouvernements dont les dirigeants ont pu se libérer des représentations héritées de l'époque coloniale ou d'erreurs d'un passé récent, pour regarder vers l'avenir. Sans oublier ou renier ce passé, ils l'ont assumé avec courage, par des formules ingénieuses, à la satisfaction des uns et des autres que la passion avait longtemps égarés ou que le remords avait gênés. L'ouverture de la voie de la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, que consacrent les protocoles d'accord historiques signés à Zurich, le 10 octobre 2009, par les ministres des Affaires étrangères des deux pays, met fin à un siècle d'animosité et de tension entretenues par les divergences sur la nature et le caractère de l'opération ayant conduit au massacre de dizaines de milliers d'Arméniens au sein de l'empire ottoman, au cours de la Première Guerre mondiale. Si cet événement historique, parrainé par de grandes puissances, s'inscrit à l'évidence dans un souci de stabilisation régionale pour sécuriser l'approvisionnement énergétique au sud du Caucase, il se rattache néanmoins à une dynamique qui s'est accélérée depuis une vingtaine d'années à la faveur de la mondialisation, celle de la remise en cause d'une certaine histoire imposée par un rapport de forces inégales à l'ère de la colonisation et des expansions capitalistes. Des événements tragiques, longtemps niés, occultés ou déformés par une histoire officielle dictée par les vainqueurs et les oppresseurs d'hier, sont revisités à l'initiative de leurs victimes, avec une nouvelle approche attachée à la recherche de la vérité et de la justice, suscitant ça et là résistance, compréhension ou soutien. Des Etats, autrefois coloniaux ou même sans passé colonial, rejoints par l'Eglise catholique (1), sont acculés à assumer des épisodes douloureux de leur passé aussi bien à l'égard de leurs voisins, de leurs anciennes colonies que de leur opinion publique et propres autochtones ou minorités ethniques. Beaucoup se souviennent encore de la génuflexion devant le mémorial du ghetto de Varsovie, du chancelier ouest-allemand Willy Brandt, le 7 décembre 1970 devant les caméras du monde entier. « Au bord de l'abîme de l'histoire allemande, écrit-il dans ses Mémoires parus en 1989, et sous le poids des millions d'hommes et de femmes assassinés, je fis ce que font les hommes lorsque les mots manquent. » A ce jour, l'Allemagne a versé à Israël, au titre de l'indemnisation des victimes juives du nazisme, plus de soixante milliards d'euros. Depuis, les excuses que provoque la tragédie des juifs persécutés en Europe, quoique contestée dans son ampleur, par des intellectuels et penseurs occidentaux, tels que Garaudy et Faurisson, se sont multipliées : la Pologne en 1991, la Hongrie en 1994, la France admet l'année suivante, comme siennes, les responsabilités du régime de Vichy dans l'exécution de la solution finale : « Oui, déclare le président Chirac à l'occasion de la commémoration de la rafle du Vel' d'Hiv le 16 juillet , la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. » Six ans plus tard, sous la pression des manifestations de rue en Guadeloupe et Martinique, le Parlement qualifie la traite négrière et l'esclavage de crimes contre l'humanité. Mais c'est le roi d'Espagne qui est allé, en 1992, plus loin dans l'expiation des péchés de son pays, en demandant pardon aux descendants des Andalous de confession juive, expulsés cinq siècles plus tôt dès la reconquête de Grenade en 1492. Il n'a pas effectué – probablement en raison d'un rapport de force défavorable au monde arabo-musulman – un geste identique en faveur des morisques, ces Andalous musulmans persécutés dans leur patrie, certains convertis par contrainte au catholicisme au XVIe siècle, d'autres obligés de dissimuler leur identité réelle pour échapper à la persécution, voire à l'extermination. En dehors de la question juive, les pays du Sud commencent à obtenir satisfaction : l'Italie a fait un double geste : elle a présenté des excuses à la Libye qu'elle a colonisée pendant trente ans, ouvrant ainsi la voie à la conclusion d'un traité d'amitié et de coopération le 30 août 2008 : « Il est de mon devoir en tant que chef de gouvernement, de vous exprimer au nom du peuple italien, notre regret et nos excuses pour les blessures profondes que nous vous avons causées. »(2) D'un autre côté, elle a restitué, à l'Ethiopie, l'obélisque d'Axoum, monument datant du IVe siècle avant-Jésus-Christ. Ce symbole de la civilisation africaine a été volé par l'armée italienne qui a envahi le pays en 1936, pour l'ériger sur l'une des places de Rome, ce qui relance le débat international sur les œuvres d'art pillées par la colonisation. Quant à l'Allemagne, elle a reconnu aussi sa responsabilité en tant que puissance coloniale, quoique de très courte durée, dans le génocide des Héréros namibiens qui se sont opposés à la colonisation germanique de leur pays entre 1884 et 1915. Près de 71 000 sur 85 000 membres de cette ethnie (soit 84%) ont été, en effet, exterminés en trois ans sur ordre du général Von Troha : « Tout Héréro aperçu à l'intérieur des frontières allemandes (de la colonie), avec ou sans arme, sera exécuté », écrivait cet officier supérieur, dans l'ordre d'extermination adressé à son état-major le 11 août 1904 (3) . Cent ans plus tard, l'Allemagne accepte d'assumer la responsabilité de ce premier génocide du siècle : « Nous, Allemands, acceptons notre responsabilité morale et historique ; je vous demande de nous pardonner. » (4) D'autres pays, pour sceller leur réconciliation, ont échangé des excuses ou admis unilatéralement leurs erreurs ; ainsi, dans une déclaration commune publiée le 21 janvier 1997, l'Allemagne a exprimé à la République tchèque ses regrets pour l'annexion des Sudètes en 1938, tandis que la Tchéquie l'a fait pour l'expulsion de cette région de trois millions d'Allemands en 1945 ; le Guatemala a présenté à Cuba, le 17 février 2009, ses excuses pour avoir été impliqué dans la tentative de renversement du président Castro orchestrée par la CIA en 1961 (la baie des Cochons). « Ce n'était pas nous, a dit le président Alfaro Colom, mais c'était notre territoire. Je vous présente mes excuses en tant que chef d'Etat et commandant en chef de l'armée. » En Asie, c'est le Japon qui est harcelé par des demandes d'excuses pour le comportement régional de l'armée impériale durant la première moitié du XXe siècle. Tokyo a achevé sa « repentance » en 1998 à l'égard de Séoul, en exprimant, par la voix de son Premier ministre, « ses remords et ses excuses sincères » pour la domination coloniale exercée sur la Corée. La Chine qui a exigé des excuses écrites, n'a pas encore obtenu satisfaction, car le Japon considère qu'il n'y a pas eu, dans son cas, comme en Corée, colonisation, mais seulement invasion. A l'intérieur de certains pays démocratiques, des gouvernements ont pu assurer plus de cohésion à leur société en mettant fin au déni de justice dont a souffert une catégorie de leur population à une époque de l'histoire : aux USA, excuses du président Clinton en 1997 aux Noirs « pour l'étude de la syphilis sur eux, à leur insu, à Tuskagee (Alabama) dans les années 1930 », et excuses du Sénat aux Noirs en juin dernier pour « le mal qui leur a été fait ainsi qu'à leurs ancêtres qui ont souffert de l'esclavage et des lois ségrégationnistes dites lois Jim Crow » ; en Equateur, les représentants des descendants de la minorité des peuples précolombiens ont réussi à faire adopter, en 1998, une Constitution qui stipule que l'Etat est composé de « peuples indigènes et noirs ou afro-équatoriens ». En Australie, des excuses officielles sont présentées l'an dernier aux aborigènes pour les injustices subies pendant deux siècles. Cette attitude a été précédée par la reconnaissance de la légitimité des titres coutumiers de propriété qui portent sur 40% du territoire national (5) ; en Nouvelle-Zélande, le conflit séculaire entre la Couronne britannique et les Maoris spoliés de leurs terres au XIXe siècle par les colons britanniques a été tranché en 1995 par l'intervention de la Reine. Celle-ci reconnaît solennellement que « ses représentants et conseillers ont agi injustement (….) en envoyant ses forces dans le Mangataawhiri en juillet 1893, et en qualifiant inéquitablement les Waikatos de rebelles. La Couronne reconnaît que les confiscations de terres et des ressources qui ont suivi, sur la base de la loi néo-zélandaise, étaient injustifiées (6) ». Cette position appuie celle du gouvernement néo-zélandais qui a accordé aux Maoris des compensations en terres et en argent. Même démarche du gouvernement canadien en direction des Indiens victimes d'un « génocide culturel » : entre 1874 et 1996, plus de cent cinquante mille enfants indiens ont été enlevés à leurs parents et placés dans des pensionnats religieux pour subir une assimilation forcée. En particulier, il leur était interdit de parler leur langue maternelle. L'une des victimes encore vivante résume bien ce déracinement : « A défaut de pouvoir tuer tous les Indiens, ils ont décidé de tuer l'Indien dans l'enfant. » (7) Pour tourner cette page, le gouvernement fédéral demande pardon aux survivants : « L'absence d'excuses ayant fait obstacle à la guérison », a déclaré le Premier ministre devant la Chambre des communes en juin 2008, « alors je me lève devant vous pour présenter mes excuses pour le rôle joué dans les pensionnats indiens. Le gouvernement s'excuse et demande pardon ». Dans certains cas, des interférences étrangères ou le poids de l'opinion publique sont déterminants : le gouvernement cambodgien a vainement tenté de faire juger, par une juridiction internationale, les dirigeants des Khmers rouges, responsables de milliers de morts, et qui ont pris le pouvoir en 1975, tout comme les talibans en Afghanistan, avec le consentement américain ; en Afrique du Sud, le bourreau blanc a accepté de se soumettre à la justice en même temps que ses victimes accusées de dépassements dans leur lutte contre l'apartheid. Si l'ancien président blanc Botha a refusé de comparaître devant la Commission pour la vérité et la réconciliation, quitte à se faire condamner à la prison avec sursis, son successeur Frédéric De Klerk, prix Nobel de la paix avec Mandela en 1993, a eu le courage de reconnaître devant la commission que « l'apartheid était une erreur ». Ce geste a assaini le climat entre la minorité blanche et les peuples africains. En Belgique, le Collectif mémoires coloniales, né en 2008, mène une campagne pour l'ouverture d'un débat public sur les aspects négatifs et meurtriers de la colonisation et réclame que l'Etat présente des excuses au peuple congolais et l'ouverture d'une enquête sur l'assassinat de son leader Patrice Lummumba. Des gouvernements ont dépassé le versant colonial de leur histoire avec des résultats différents : l'Italie a réussi à inclure la question coloniale dans l'histoire nationale, grâce à une double démarche qui institue une Journée de la mémoire au profit des juifs déportés, mais qui rend hommage en même temps aux soldats italiens tombés à El Alamein pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire à un moment où l'Italie fasciste était alors l'alliée de l'Allemagne hitlérienne. Ce tour de force, le Japon ne l'a pas encore réussi, puisqu'il peine à calmer la vague de protestations soulevée chez ses voisins, et au sein même d'une partie de son opinion publique, par l'érection du sanctuaire Yasukuni à la mémoire des martyrs militaires tués pendant les deux Guerres mondiales. En Russie le président Eltsine organise, à titre posthume, des obsèques solennelles en 1998 pour le tsar Nicolas II et sa famille assassinés en 1917 par les Bolcheviks, et reconnaît : « Nous sommes tous coupables. Il ne faut pas se mentir à soi-même en tentant d'expliquer une cruauté absurde par des buts politiques. » Parfois, des compensations financières sont versées aux victimes : l'Italie s'engage à verser à la Libye, sous forme de projets de développement, cinq milliards de dollars échelonnés sur une période de vingt-cinq ans ; l'Allemagne augmente son assistance financière à la Namibie ; le Japon accorde une aide supplémentaire de trois milliards de dollars à la Corée du Sud, outre les 500 millions versés en 1965 pour les milliers de filles dites « femmes de confort » soumises pendant la guerre à la prostitution par l'armée d'occupation impériale ; le gouvernement canadien accorde près de cinq milliards de dollars pour l'indemnisation des victimes des pensionnats… Parfois, l'absence de repentance ne constitue pas un préalable à une œuvre de rapprochement ou de développement des relations interétatiques : traité de paix et d'amitié conclu en 1978 entre le Japon et la Chine, sa principale victime tout au long de la guerre(8), coopération afro-européenne maintenue malgré le refus d'accéder à la demande de certains pays africains exigeant des Etats impliqués dans l'esclavage, excuses et réparations, échange de visites en 2009 entre les chefs d'Etat de la Turquie et de l'Arménie… Parfois cet échange de visites, même plusieurs fois répété au plus haut niveau, aboutit tout simplement à remettre à nu des positions inconciliables quant à la place du passé dans la construction de l'avenir. Tel est le cas de l'Etat français qui refuse encore de reconnaître ses responsabilités dans l'agression et le démantèlement, par une entreprise génocidaire, d'un Etat algérien indépendant, et l'asservissement de son peuple libre durant plus d'un siècle. La prochaine contribution traitera de cette question. Note : 1) Dans plus de 90 textes adoptés, notamment, sous le règne du pape Jean-Paul II, l'Eglise catholique reconnaît ses « fautes historiques » dans des événements importants : traite des Noirs, Juifs, Indiens d'Amérique, Galilée, Croisades, femmes … Voir bulletin d'information du Renouveau charismatique catholique européen : n°125 du 23 mars 2005, « En répondant à l'appel de l'esprit de confesser les péchés du passé, nous contribuons de façon significative au renouveau de l'Eglise et à l'évangélisation du monde ». Mgr Peter Hocken. 2) Déclaration du chef du gouvernement italien, Sylvio Berlusconi 3) http://hgsavinagiac.over-blog.com/article 4) Déclaration de la ministre de la Coopération et du Développement, Wieczorek Zeul, à l'occasion de sa visite en Namibie (août 2004). 5) Etrange ressemblance avec l'incorporation en Algérie colonisée dès 1844, dans le domaine de l'Etat, des terres non bâties dont les propriétaires ne pouvaient justifier de titres antérieurs à 1830, et qui sont ensuite utilisées pour créer des lots de colonisation. 6) Phlippe M. Defarges : Repentance et réconciliation, la Bibliothèque du citoyen p. 84, Paris 1999 7) Agence France Presse du 12 juin 2008 8) Ce qui n'a pas empêché Pékin de protester quand le ministère japonais de l'Education a effacé des manuels scolaires, en 1982, toute mention de la politique japonaise d'agression.