El Guelta, Barrot, Msouna, l'Acacia, Leghouat. Sur plus de cinq kilomètres, ces agglomérations ceinturent les limites sud et est du deuxième pôle hydrocarbures du pays. A quelques kilomètres seulement de Skikda, sur le CW12 reliant la ville à la fameuse plage Ben M'hidi. Dans ces bidonvilles en dur, plus de 8000 personnes vivent. Ou plutôt survivent en faisant quotidiennement face à deux maux : la précarité et le risque. Erigées sous forme de lotissements dans les années 1990, ces disgracieuses localités restent parsemées de constructions en éternelle phase d'achèvement. Ici, on ne contemple plus la mer qui n'est pourtant qu'à quelques encablures. Les bacs, les torchères et les masses ferrailleuses des complexes et autres unités pétrochimiques ont caché et à jamais tout l'horizon. Le seul spectacle ? Celui de la zone pétrochimique qui s'étale insolemment sur 1275 ha où l'air que l'on respire n'est qu'amalgame de chlore et de monoxyde de carbone. Premier virage sur le chemin menant de Skikda à Ben M'hidi. La route, large de six mètres à peine, se déroule tel un long couloir bordé de bâtisses hideuses à droite et de l'interminable clôture en fer qui longe la plateforme pétrochimique. Entre les deux, il y a moins de 20 m. Pas un de plus. Là se trouve Barrot. Une terrasse, deux cafés, un vulcanisateur, une pharmacie, quelques épiceries et des tonnes de poussière. Dans les années 1990, il ne comptait que 63 lots auxquels plus tard, 360 autres se sont greffés. Comme une fatalité « Avant l'implantation de la zone pétrochimique, il y avait ici la ferme Barrot. J'y ai travaillé, car je vis ici depuis les années 1950 », explique Rabah, 80 ans propriétaire d'un R+2. Il connaît bien les lieux et cette métamorphose contre-nature du paysage le mine toujours « C'est dommage… Avant, c'était tout vert. Aujourd'hui, c'est tout noir. » L'ancien, qui dit avoir fui la misère des années 1950 pour venir travailler dans la ferme, a eu tout le temps de voir cette plateforme se construire. Et même s'il reconnaît le danger, il en parle avec une étrange et gênante désinvolture. Comme si c'était écrit. Comme une fatalité. « Vous savez, depuis le temps, on s'y est habitués. Cette zone fait partie de notre quotidien. Elle est là, on la voit chaque jour et on ne se pose pas trop de questions… Sauf quand il y a des explosions », témoigne-t-il. Il est rapidement presque contredit par un groupe de jeunes enclins à dramatiser pour mieux se faire comprendre. « On a peur. On vit en face d'un volcan. Quiconque à notre place aurait peur. La nuit surtout. » La suite, d'autres jeunes la racontent, témoins d'une vie pas du tout ordinaire « Vous voyez ce vulcanisateur ? Dès qu'il fait éclater un pneu, c'est tout le village qui sursaute. C'est arrivé plusieurs fois. La nuit, quand ces installations procèdent des fois à des opérations de dépressurisation, on sort tous de nos maisons pour voir ce qui se passe ! La nuit, le moindre bruit devient suspect. Cette peur est devenue plus présente depuis l'explosion des deux bacs. On n'oubliera jamais cette nuit. Jamais. » Là, le ton devient plus sobre. Plus grave. Durant cette nuit du 4 octobre 2005 où l'explosion d'un bac de stockage a fait deux morts, tous les habitants ont fui leurs biens et la majorité a marché plusieurs heures loin de cette boule de feu qui se consumait à moins de deux-cent mètres de leur demeure. Une eau douteuse et rougeâtre « C'était l'enfer. Des femmes et des enfants pleuraient. On a vu des familles grimper sur des monticules plus loin au sud pour fuir. D'autres ont préféré rester malgré une température de plus de 50°C, car ils avaient peur pour leurs biens. » La douleur est encore présente dans les esprits. « Vous savez, ce qui nous a beaucoup fait mal, ce n'est pas ce feu ni la chaleur qu'il dégageait. C'est plutôt le fait qu'on nous ait laissés livrés à nous-mêmes. Personne n'a pris la peine de venir nous informer, nous rassurer ou nous secourir. Tout le monde était occupé par la sécurité de la zone. Pas par nos vies. Ce n'est que le lendemain que de jeunes psychologues en pré-emploi ont été envoyés, pour soi-disant nous assister. On a refusé de leur parler. » Et la colère d'aller crescendo. « Nous venons en deuxième position après cette zone. Regardez ces deux grandes bâches à eau. Elles sont pleines d'eau potable provenant d'un forage et destinées aux installations pétrochimiques. Vous voulez voir l'eau distribuée à la population ? C'est de l'eau dessalée desservie irrégulièrement une fois tous les quatre jours dans le meilleur des cas. C'est une eau douteuse et rougeâtre. Personne ne la consomme. Nous achetons notre eau monnayant 700 DA le réservoir de 3000 litres. » Et d'autres résidents de surenchérir. « On n'a même pas réussi à être embauchés et nous contemplons chaque jour d'autres personnes venant d'autres régions qui y travaillent. Tout ce qu'elle nous offre, c'est la peur et la pollution. » La pollution. L'un d'eux s'emporte. « Vous voulez une preuve ? Elle est là. Venez la nuit et vous ne trouverez aucun linge dehors. Si nos mères le laissent la nuit dehors, le matin elles le retrouvent tout noir. » Pourquoi rester ? Les jeunes avouent tous avoir envie de partir. « C'est le rêve. Mais pour aller où ? » Et cette fameuse décision de Sonatrach de délocaliser les habitants proches de la plateforme ? « On a lu ça dans les journaux il y a des années déjà. Mais personne n'est venu nous en parler officiellement. C'est de la politique tout ça. Moi je n'y crois pas. » Les vieux, eux, abordent la question sereinement. « Comment vont-il nous dédommager ? Comment pourrait-on laisser les biens construits avec les économies de toute une vie ? On accepte de partir, mais pas sans conditions », témoigne Rabah. A moins de 700 m de Barrot, il y a Msouna, une agglomération comptant une centaine de lots. Les mêmes propos y sont tenus. « Regardez, voilà où Sonatrach a implanté la nouvelle raffinerie condensat. En plus des fumées des torches de l'ancienne raffinerie, on nous rajoute un second danger. Nos enfants en sont malades et souffrent tous d'allergie respiratoire. » La raffinerie condensat se trouve à moins de 300 m seulement des habitations. Au sujet du projet de délocalisation, un des habitants sourit : « Les propriétaires ne disposent même pas d'un acte de propriété. Comment vont-ils faire pour être dédommagés ? C'est de la rigolade… » A l'extrêmité, on trouve Laghouat. Sorte de bunker qui accueille les touristes se rendant à la plage Ben M'hidi. Une tache noire. Un paradoxe signé Sonatrach. Cette agglomération qui fait face à moins de 400 m seulement de la raffinerie a été construite par... Sonatrach. Cette dernière a procédé ainsi, il y a moins de dix ans, pour reloger, souvent de force, les habitants qui vivaient dans l'enceinte même de la zone pétrochimique. Une situation burlesque et qui met mal à l'aise Sonatrach. Aujourd'hui, l'entreprise accuse les citoyens de s'être greffés à la zone. Elle y a en tout cas contribué.