Il y avait un oued ici qui se nommait Oued Kniss, l'un des trois cours d'eau d'Alger. D'où lui venait son nom ? Ignorant sa toponymie, on peut supputer dans les parages la présence d'une église (kanissa, en arabe). Hormis le risque de rencontrer la mythique Femme Sauvage qui habitait son ravin, comme une résurgence du vieux conte maghrébin de Aïcha Kandicha, femme fatale par sa beauté et ses comportements de mante religieuse, c'était un lieu champêtre et accueillant. Puis, l'oued a disparu, emporté par la crue foncière et immobilière de la ville coloniale, enseveli sous une route qui a traversé et détruit l'aqueduc ottoman. Puis la route s'est élargie et ses arbres ont disparu. Pendant ce temps, on construisait et un quartier est né : le Ruisseau (référence à l'oued), devenu El Anasser après l'indépendance. Entre temps, là même où passait l'oued, est né un sous-quartier, en fait un bout de rue, qui a préservé le nom de l'Oued Kniss. En face, jusqu'à peu, figurait une plaque de métal datée de 1939 où l'on pouvait lire : « Par arrêté préfectoral, la mendicité est interdite dans le département d'Alger ». C'était la limite à ne pas franchir pour ceux qui étaient atteints d'indigénat et d'indigence associée. C'est devenu le rendez-vous de la brocante où se retrouvaient les gagne-petit de la ville, les ramasseurs de vieilleries, les récupérateurs de n'importe quoi possiblement utile : meubles bancals, miroirs écaillés, dinanderies perdues, vases fêlés, coffres décatis, vaisselles ébréchées, plomberies et autres décrochez-moi-cà de la vie d'une cité. Mais il arrivait de tomber sur une merveille : un masque bambara somptueux, une commode Louis Quelque Chose, un coffre berbère réparable à peu de frais, un tourne-disque Teppaz portable en plastique orange… Mais la véritable merveille de l'endroit, c'était la vie qui y régnait. Entre les revendeurs et les acheteurs, les femmes en haïks vendant des bijoux en or, à proximité du Mont-de-Piété, leurs gardes du corps à distance, les curieux, les amateurs de puces, les antiquaires en chasse, les humbles désirant se meubler, il y avait une vraie vie. Peut-être désuète, peu reluisante oui, poussiéreuse (d'ailleurs entre les triporteurs manuels, les diables et les brouettes, c'était encore la plus grande concentration de cache-poussières et tabliers bleus de la ville), mais de la vie. Tout cela est en train de disparaître dans les mâchoires implacables des engins qui tailladent au milieu des revendeurs, preuve que ces derniers n'ont pas d'autre choix. Adieu Oued Kniss, image débonnaire et pagailleuse d'Alger ! Bien sûr, il faut dégager les carrefours pour les automobiles que nous ne savons pas fabriquer. Bien sûr, il faut faire place à la modernité. Mais laquelle ? Celle de Dubaï, factice et ridicule de prétention que l'Occident encourage pour ses marchés faramineux ? Il ne restera de l'Oued Kniss que le site internet de revente qui porte son nom. Bientôt, tous les anciens quartiers d'Alger auront leur site. On ira visiter la Casbah sur le web et chercher notre âme dans les vagues virtuelles des trois W, le nouveau ranch de l'universalité où la mémoire et la poésie n'ont pas de place.