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Roman. « L'Olympe des infortunes » de Yasmina Khadra : Hauteurs des bas-fonds
Publié dans El Watan le 10 - 04 - 2010

Un roman écrit sur la marge des sociétés, au milieu des non-lieux de la vie.
Vous pouvez les rencontrer au fil des pages de L'Olympe des Infortunes, dernier roman de Yasmina Khadra. Vous pouvez les voir jouer des actes de leur vie dans un huis-clos intimiste, au coeur d'un lieu à la fois de solitude et de solidarité, loin de la ville, cette jungle urbaine « sans âme et sans fraternité (…), un monde imbu de ses vitrines fallacieuses et de ses boulevards grouillants de gens qui s'ignorent, chacun étant fermé aux autres ainsi qu'un coffre-fort dont on aurait oublié le code ». Ces personnages ? Des fracassés de la vie, des hommes en grande majorité, émouvants, attachants : Ach, le borgne, musicien à ses heures perdues ; Junior, le simplet, attaché à Ach comme un enfant à sa mère ; Le Pacha, le dur et le fort que tout le monde craint comme la foudre ; Aït Cétéra ; Clovis ; Négus ; les frères Zouj ; Dib ; Einstein ; Bliss ; Pipo et tous les autres. Parmi eux, une seule femme, Mama, que les hommes qui squattent ce lieu situé au coeur de la marginalité, passent leur temps à mater, notamment lorsqu'elle prend son bain, nue, au bord de la mer.
Ces êtres marginaux sont des Horr, c'est-à-dire des hommes libres et « authentiques qui vivent en marge de la société, des vaccins, des recensements, qui ne reçoivent pas de courrier et n'entendent parler ni d'impôts, ni de redevances, ni d'autres saloperies (...) des hommes qui vivent comme les premiers hommes de la préhistoire ». Ces Horr se démarquent des autres, en l'occurrence « ce groupe de ramassis de prédateurs sans principes ni code de conduite - ces- faux-culs qui se targuent d'être d'authentiques marginaux ayant définitivement divorcé avec la civilisation ». Ces hommes qu'on a tendance à définir comme des clodos, des sans-abri, des ratés, des « enfermés dehors », « des exilés de l'intérieur », des loosers enfin, ont rompu avec les réseaux de solidarité familiale. Ils ont tourné le dos à la ville et à ses innombrables tracasseries pour vivre « une chienne de vie », dans un dépotoir situé dans un terrain vague, à proximité de la mer, loin du monde des vitrines, des voitures, des routes, des hommes et des femmes qui passent leur temps à courir après le temps et ses exigences capricieuses. Leur sentiment d'appartenance à ce territoire qui prend l'allure d'un hors-lieu semble être est très fort.
Dans ce lieu de vie alternatif, défini comme le « meilleur des mondes », au coeur de cet espace de liberté chargé de détritus et de carcasses de voitures qui ont rendu l'âme, la possession d'argent est considérée comme « une hérésie et un acte contre-nature » qui n'a pas droit de cité, car source de malheur. Par ailleurs, les notions d'indépendance et le compter-sur-soi sont érigées en valeurs suprêmes. Dans cet univers du rêve et du cauchemar, dans ce non-lieu peuplé par des êtres en rupture avec le monde cruel de la ville, la vie coule lentement. Au coeur de cette cour des miracles des temps modernes, chaque personnage cherche à donner un sens à son existence. Ach a fini par développer à l'égard de son protecteur, Junior, un profond sentiment d'attachement. Le Pacha et sa bande de soulards continuent à faire la fête et à tourner tout le reste en dérision. De temps en temps, des personnages disparaissent sans laisser de traces. Et d'une page à une autre, on assiste aux discussions qui, par moment, frôlent la banalité entre les différents personnages.
Jusque là, rien d'excitant ; rien de vraiment palpitant. Des personnages. Des descriptions. Des événements qui renseignent sur la vie dans cette décharge. A ce stade de l'histoire, les lecteurs/trices auront l'impression de tourner en rond. Et, au moment où l'attention est sur le point de basculer dans l'ennui, un événement inattendu vient redynamiser le cours de la lecture. Surgissement ! Rebondissement ! Un jour comme tant d'autres, un événement vient troubler la tranquillité des habitants de ce lieu. Un imprévu vient déstabiliser l'équilibre fragile et fabriqué des personnages, bousculer l'attention des lecteurs/trices et renouveler leur intérêt pour l'histoire : l'arrivée sur ce terrain vague d'un personnage des plus troublants, Ben Adam (fils d'Adam). Un homme « surgi du soleil », à la figure énigmatique, à l'allure omniprésente, à « la corpulence herculéenne, à la voix cosmique et aux yeux crépusculaires ». Un être à la frontière du réel et de l'irréel, jailli de nulle part dans ce lieu où s'entassent des vies qui se laissent mourir dans le gouffre du renoncement à soi et à la vie dans ses multiples facettes, belles et douloureuses.
Ben Adam de la rédemption...
Ben Adam, cet « homme éternel », a quelque chose qui relève de l'ordre de la beauté, du mystère, de l'enchantement, de l'émerveillement. Son verbe a le don du bon sens et de la persuasion. Pour cet homme à la prestance d'un messie, à la parole prophétique qui « a connu toutes les joies, les règnes fabuleux et les chemins de croix - et qui a même - été dieu quelque fois... », la décharge revêt une dimension négative. De son point de vue, c'est « un mouroir » où ces personnages qui se vantent d'être des Horr sont devenus « des ombres malodorantes, tristes à crever ». La présence de cet homme de « la seconde chance » dans ce lieu a un but bien déterminé : sauver de la déchéance Ach, Junior, Le Pacha et tous les autres : « Je ne suis pas venu en ennemi, déclare-t-il. Je suis venu vous sauver de vous-mêmes, vous dire que l'échec relève de la mort, et que tant qu'on est en vie, on a le devoir de rebondir ». Ces propos ont l'effet d'une bombe et agissent comme une véritable révélation dans l'esprit de Junior, le protégé de Ach, qui recherche constamment la compagnie de Ben Adam afin de boire les paroles de cet homme qui s'est investi de la mission d'aider les Horr à « remonter la pente - et de - les défaire de cette camisole qui les tient captifs de la déchéance ». « Charlatan. Semeur de zizanie. Gourou. Un charmeur de nigauds. Détrousseurs de simplets. Détourneurs d'amis... », vocifère Ach qui, au fur et à mesure de l'avancement des événements, succombe à son tour au pouvoir du verbe de Ben Adam, cet éveilleur des consciences qui réactive la mémoire de Ach et réveille des douleurs qu'il croyait à jamais enfouies dans les fins fonds de son être. En effet, la rencontre avec cette lumière qui éclaire les chemins oubliés et inexplorés a incité, d'une part, Junior à se questionner sur le sens de sa vie dans ce terrain vague, et d'autre part, Ach à remettre en question le choix de cette existence au cœur de la marginalité. Comment se fait-il (...) que ces marginaux dont il s'enorgueillissait dans ses hymnes aux renoncements ont, sans crier gare, perdu de leur superbe pour ne représenter à ses yeux qu'édifices tourmentés, que monuments livrés à la sape des démissions ?, écrit Yasmina Khadra pour exprimer la pensée de Ach.
C'est alors que les lecteurs/trices se retrouvent propulsé(e)s dans une profusion d'événements qui les tiennent en haleine, les incitant à aller jusqu'au bout du roman, lequel se referme sur une scène qui inspire la tristesse, la sympathie, un profond attachement et de l'admiration pour Junior, celui que tous les naufragés de la décharge publique avaient tendance à infantiliser et à mépriser. Car, malgré tous les événements, Junior est devenu une figure résiliente, voire l'incarnation même du courage. Et, au coeur du silence qui submerge ce non-lieu où la vie roule et enroule les destinées, Junior guette. Le coeur chargé à la fois de peine et d'espoir, il attend le retour de son protecteur et ami Ach. Ce dernier reviendra-t-il au foyer ? C'est ce que les lecteurs/trices découvriront en lisant L'Olympe des Infortunes, le roman de l'espoir, de la vie, de l'amour, du risque, de la résilience. Une histoire qui prend l'allure d'une fable de la vie sur la Vie, racontée dans une langue aux images poétiques qui révèlent un écrivain aux talents de conteur ; un romancier qui place l'humanité au centre de sa fiction et qui émerge comme le passeur d'un message des plus optimistes qui s'adresse à tous les êtres qui ont perdu confiance et l'estime de soi. A travers les histoires de vie et les aventures des personnages qui peuplent L'Olympe des Infortunes, Yasmina Khadra lance un vibrant appel à tous ces exclus du monde contemporain, qu'ils vivent à Paris, à Alger, à New York, au Caire, à Rio, à New Delhi, pour une reprise de soi afin de surmonter les obstacles et les traumatismes ; afin de mettre ses ressources au service de sa survie et de sa reconstruction personnelle.
Yasmina Khadra, L'Olympe des Infortunes, Roman. Editions Julliard, Paris, Janvier 2010, 232 p.


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