C'est à un véritable tournant dans le mouvement de contestation populaire de rejet du 5e mandat qu'on assiste depuis hier : alors qu'il s'était jusque-là exprimé par des manifestations massives dans les 48 wilayas, il a pris la forme de villes paralysées où la vie quotidienne a été fortement perturbée, avec des secteurs entiers qui se sont mis en berne. Commerces fermés, services publics à l'arrêt, élèves désertant les écoles pour battre le pavé comme des grands, étudiants en colère pour répondre à Tahar Hadjar et son plan de vacances forcées afin de neutraliser la vitalité frondeuse des campus… la vie publique hier avait, oui, des airs d'un pays entier «H. S.», entré en dissidence, en «désobéissance civile», comme le veut l'appel lancé sur les réseaux sociaux pour geler toute activité ce 10 mars en réponse au Président «bionique» qui refuse toujours de jeter l'éponge. «En grève» sur plusieurs commerces à Aïn Benian Aïn Benian, à l'ouest d'Alger, ville connue pour sa forte culture citoyenne, hormis les pharmacies, tous les commerces ont baissé rideau. Certains magasins alignés au long de la rue Saidi Rabah, qui mène vers le port de plaisance de La Madrague, arboraient clairement une pancarte assortie d'un 5 barré et la mention : «En grève, du 10 au 14 mars». La gare routière était entièrement déserte. Les stations d'essence étaient elles aussi hors service. Pour autant, Aïn Benian était loin d'être une ville morte, et pour cause : des cortèges de collégiens et lycéens paradaient dans les rues et sur la grand-route, drapeaux à la main, en scandant : «Makache el khamssa ya Bouteflika…» «On n'en parle pas en classe mais on a tenu à sortir pour dire non à Bouteflika», résume Samy, 14 ans, élève au CEM Ben Badis de Gyotville. Un élève en vélo lâche : «Issyane madani !» (désobéissance civile), tandis qu'un autre potache, parlant au téléphone, susurre : «Non, on n'a pas eu cours aujourd'hui. On a fait une marche.» Et c'était comme si les manifs étaient inscrites au programme scolaire. Tout au long de la corniche qui s'étend jusqu'à Bologhine, ce sont quasiment les mêmes scènes, avec des rideaux baissés tout le long de la route. Quelques rares boulangeries ouvertes donnaient à voir des chaînes interminables jusqu'à la voie carrossable. Le transport public était très peu disponible en l'absence des bus de l'Etusa. Seuls quelques privés et quelques taxis assurent la locomotion. «Je suis pour la grève mais il faut qu'elle soit un peu plus organisée. Il faut assurer le service minimum», regrette un chauffeur de taxi. «Nous avons marché depuis Staouéli» La route Aïn Benian-Raïs Hamidou était ponctuée là aussi de cortèges d'élèves en furie. «Nous avons marché depuis Staouéli. Nous avons pris la route à 8h», confie un lycéen en 1re AS rencontré près de l'APC de Hammamet (ex-Bains romains), où les marcheurs ont été stoppés par un cordon de police. A un moment, ils scandent à l'adresse de la police : «Ya poulice n'ta chaâbi, we errezq âla Rabbi» (Tu es un enfant du peuple, et ta croûte est entre les mains de Dieu). Un marmot répète : «Aghlaq el hanoute wa arwah maâna» (ferme ta boutique et rejoins-nous). Un lycéen déterminé nous dit : «Nous voulons virer cette ”issaba” (gang). Pour ça, on est prêts à sacrifier nos études. On fera une année blanche s'il le faut mais on ne lâche rien jusqu'à ce qu'ils partent !» A noter que la manif' a été renforcée par plusieurs élèves de différents établissements qui sont venus grossir ses rangs chemin faisant. On pouvait voir tout au long du boulevard Ho Chi Minh qui traverse Bains romains jusqu'à Miramar, des élèves très jeunes scander : «Hada echaâb la yourid, Bouteflika we Saïd», «Klitou lebled/ Ya essaraquine», «Djeich-Chaâb, khawa-khawa». Ils occupaient joyeusement la chaussée en invitant les automobilistes à klaxonner. A Raïs Hamidou (ex-La Pointe), mêmes images d'une ville dont le métabolisme urbain a été chamboulé par cette ébullition contestataire. Au quartier Deux Moulins, près de Bologhine, nous nous arrêtons à une antenne de Sonelgaz en grève. C'est la direction de distribution de Bologhine. Une banderole est déployée par les employés grévistes sur laquelle on peut lire : «22 fibrayar fatanati el Djazair» (Le 22 février, l'Algérie s'est réveillée). Et ces mots d'ordre : «Libertés, démocratie, justice sociale». Avec des grévistes de Sonelgaz Les employés sont massés à l'extérieur de la direction régionale depuis la matinée pour exprimer leur rejet du 5e mandat et se démarquer aussi du syndicat UGTA de l'entreprise en le sommant de revoir sa position calquée sur celle de Sidi Saïd. «Nous sommes avec le peuple. Nous sommes profondément engagés dans ce hirak (mouvement) populaire pour dire non au 5e mandat», nous déclarent-ils. Nos interlocuteurs nous ont indiqué que les autres unités de Sonelgaz ont observé le même débrayage en insistant sur le fait qu'un service minimum était assuré. «Le service dépannage par exemple, on ne peut pas le suspendre. S'il y a une fuite de gaz ou un risque d'incendie, il faut intervenir.» Même le service commercial est maintenu. «Il y a beaucoup de personnes âgées qui viennent régler les factures, on ne va pas les renvoyer», arguent-ils. Nos cadres tiennent beaucoup au message : «Sonelgaz, entreprise populaire.» Pour eux, il y a une convergence entre la lutte pour le changement du système et leurs droits socioprofessionnels. Ils dénoncent la précarité des travailleurs de l'entreprise qui touchent des «salaires minables». «Nos agents qui interviennent sur les câbles haute tension n'ont même pas de prime de risque», dénoncent-ils. «Nous nous élevons contre le 5e mandat pour changer tout le système, y compris le fonctionnement de nos entreprises», soulignent les travailleurs grévistes. «Nous sommes à un tournant, il faut mettre les gens compétents aux postes-clés, dans toutes les sociétés nationales. On veut qu'il soit mis fin à la corruption, au népotisme, à l'affairisme ; on veut que toutes ces pratiques changent. On veut en finir avec les dirigeants parachutés, c'est de cette manière que s'est formé le clan.» «Ouvert pour le peuple» Ils revendiquent également le libre exercice du droit syndical et la reconnaissance effective des syndicats autonomes au sein de l'entreprise, notamment le Snateg (Syndicat autonome des travailleurs de l'électricité et du gaz). «On s'est élevés pour la liberté d'expression et d'opinion. Si je veux adhérer au syndicat autonome, je suis libre de le faire !», plaide un cadre. En traversant Bab El Oued, pas de «cercala» (circulation) constatons-nous, en pleine heure de pointe. Même fluidité inhabituelle à la place des Martyrs. Mais le trafic est interrompu aux abords de l'APN par une marée humaine composée principalement d'étudiants et de lycéens. «Je suis venu de Bab Ezzouar», nous dit un manifestant de l'USTHB. Un autre nous invite à faire un gros plan sur sa pancarte : «La taqlaqi ya oummi, sa tassqoutou el issaba wa sanahssoulou âla masken» (Ne t'en fais pas maman, la bande va tomber et on obtiendra un logement). Incursion dans la rue Tanger. Cette pancarte entre deux 5 barrés aperçue sur la devanture d'un cyber-café, un des rares commerces ouverts, retient notre attention : «Maftouh min adjli echaâb» (ouvert pour le peuple). Sur la rue Larbi ben M'hidi, la majorité des vitrines sont closes. A la Grande-Poste, une foule compacte, principalement des étudiants, répète des slogans anti-5e mandat. Ali, qui prépare un mastère en finance et comptabilité à Dély Ibrahim, résume le message de ses camarades avec ce slogan : «On est en grève, pas en vacances». «Il y a un planning des cours, il faut le respecter» martèle-t-il en réponse à Hadjar.