Oran a vécu trois jours, du 19 au 21, les fastes d'une rencontre internationale, le GNL16, qui voulait réunir la crème des pays exportateurs de gaz. Mais la majorité de la population est restée engluée dans le marasme qui ronge la ville depuis plusieurs années. El Watan Week-end est allé voir de l'autre côté du miroir… Champagne. Berlines noires. Fruits exotiques à profusion. Flashs de la foule coincée derrière les barrières Vauban. On se croirait à Cannes, mais on en est bien loin. « Comment se permettent-ils de telles dépenses alors que mes enfants n'ont rien à manger ce soir ? », clame Nassera*, mère de 5 enfants, veuve depuis 10 ans. A Chteibo, le plus grand bidonville d'Oran, la colère monte. Hamid, le voisin de Nassera, trouve inadmissible que des bateaux de croisière aient été loués pour l'occasion « alors que mes enfants sont entassés comme des sardines en boîte », confie Rafik, père de famille, chômeur, au bord de la dépression. Dans les ruelles insalubres, la colère est palpable, mais elle ne risque pas de s'exprimer. « La police nous surveille de près et guette le moindre de nos mouvements. Quelques élus sont venus nous voir pour nous demander de ne rien faire, en nous promettant que nos cas seraient traités le plus tôt possible », révèle de son côté ammi Kaddour, la soixantaine. Lundi, jour de l'inauguration, deux jeunes étudiants ont été arrêtés « sans motif, selon leur famille, sinon celui de porter des vêtements de sport. » Les autorités ont tout prévu et ont déployé policiers et gendarmes –150 000 policiers sont venus en renfort des autres wilayas – judicieusement postés à la périphérie de la ville et aux abords de la zone où se tient le GNL16. Là se trouve le Centre des conventions d'Oran, une énorme bâtisse surplombant la ville, presque un fort. Sa construction et celle de l'hôtel Méridien, avec les préparatifs du GNL, auraient coûté quelque chose comme un milliard de dollars. Crier notre ras-le-bol Ce périmètre a été complètement bouclé, même pour les habitants de la cité Colonel Lotfi, qui fait face. Les routes ont été fermées aux usagers, les obligeant à faire des détours pour gagner leur domicile. A quelques centaines de mètres, en contrebas du Centre des conventions, le bidonville Douar Flaless. Un bidonville parmi d'autres, érigé dans les années 1990, abritant des familles rescapées de la tragédie nationale. Ammi Ali, originaire de la wilaya de Sidi Bel Abbès, vit là depuis bientôt 16 ans. « J'ai quitté ma maison de mon petit douar pour fuir les terroristes, je ne peux plus y retourner car je n'ai pas où aller. De plus, mes enfants ont grandi ici, où on s'entasse le soir pour dormir », raconte-t-il en regardant le très chic hôtel Méridien. « Depuis l'annonce de la construction de ce centre, nous n'avons pas arrêté de demander aux autorités de nous reloger dans des appartements dignes, mais personne n'est à notre écoute. Depuis des semaines, la police nous regarde comme des délinquants et ne cesse de mettre en garde nos jeunes à l'approche de cette foire ! », confie de son côté Rabah, la cinquantaine, un rescapé des inondations, qui a trouvé refuge dans ce bidonville. Une foire, un congrès ou un festival, les Oranais que nous avons approchés ne savent pas vraiment de quoi il s'agit. « C'est un festival mais je ne sais pas de quoi ! J'ai vu des troupes musicales répéter à l'intérieur », nous dit Tayeb, qui réside dans un quartier voisin. « Nous, nous ne sommes pas venus chanter et danser au rythme de la fantasia, mais plutôt crier notre ras-le-bol des dépassements enregistrés dans la distribution des logements », s'indigne un habitant de douar El Ramka. Pour ce père de famille, venu jusqu'au CCO en croyant que le président Bouteflika serait présent, c'est la déception la plus totale. « Ma fille souffre d'une maladie rare et les autorités locales ont refusé une prise en charge à l'étranger alors que depuis des jours, on dépense sans compter ! » s'indigne-t-il. En ville, les mendiants ont été délocalisés et interdits d'entrée. « Cachez cette misère que je ne saurais voir », commente Rachid, un jeune militant associatif. Les prix, eux, ont flambé. Impossible de trouver une chambre à moins de 3000 DA, un sandwich-gazouz à moins de 500 DA. Premiers à en profiter, les taxis. Certains ont été conventionnés pour l'événement. Mais pour un circuit ne dépassant pas les 10 km, ils facturent tout de même 500 à 1000 DA. Ceux qui n'ont pas eu la chance d'être conventionnés s'interrogent sur la façon dont les contrats ont été passés… Chrab à gogo Les habitants des quartiers les plus défavorisés gèrent les coupures d'eau. « Nous n'avons même pas d'eau à boire alors qu'on distribue chrab (alcool) à gogo », s'insurge un habitant de Douar Flaless. Une bouteille de champagne volée au CCO a ensuite été mise en vente à Chteibo. « C'est notre baril de pétrole », ironise un jeune. Selon un serveur, elle serait vendue 8000 DA aux riches visiteurs du GNL. Les plus malins – ou les plus pistonnés – ont réussi à trouver un job : des jeunes, recrutés à la dernière minute comme serveurs ou hôtesses, peuvent toucher 2500 DA par jour. Presque un luxe pour cette wilaya qui enregistre un taux de chômage officiel de 13%. Mais Lamia, originaire de Remchi, s'énerve : « Moi je gagne 6000 DA par mois et comme j'habite dans un bidonville, personne n'a voulu de moi. Mais je connais des filles qui ont gagné 4000 DA par jour ! » Ammi Kaddour, la soixantaine, dénonce la même injustice : « Mon fils devait être engagé comme serveur pendant cette réunion, mais comme il habite ce bidonville, il a été refusé… » Echapper à son ghetto Le soir venu, les deux bateaux de croisière de luxe, le Grand Voyager et le Grand Celebration, affrétés par les organisateurs, deviennent l'attraction des familles oranaises. Des guirlandes lumineuses scintillent dans la nuit. Mais ce qui attire l'attention, ce sont surtout ces jeunes rêveurs scotchés à la balustrade. Sofiane, le regard tourné vers les bateaux, raconte : « J'ai rêvé que des flics m'arrêtaient mais qu'ils étaient espagnols ! » Mourad, 25 ans, a loué avec ses copains un petit local à Canastel pour échapper à son ghetto, Gdyel, un autre bidonville situé à quelques kilomètres de la manifestation. « Je tente d'accéder au port afin d'embarquer dans le Grand Celebration. Nous ne demandons rien, sauf de partir avec ces bateaux vides. Quelqu'un m'a demandé 300 000 DA pour lui arranger le passage jusqu'au ferry mais je ne possède pas une telle somme... ». * Les prénoms ont été changés