La rue a vibré à Béjaïa, encore et toujours. Rien n'a changé aux yeux des Algériens pour qu'ils plient drapeaux, banderoles et échine. Ce qui s'est passé pendant la semaine, sur les deux plans politique et judiciaire, n'a fait que conforter le peuple dans sa conviction de devoir finir ce qu'il a commencé : exiger le départ de tous ceux qui incarnent le régime politique actuel. Pour la 10e marche d'hier, on a engagé les mêmes efforts, pour exiger la «dissolution des institutions du système» et réaffirmer que la solution est en dehors du cadre constitutionnel. La patience y était, tout comme le ras-le-bol. «Vous n'êtes pas des hommes !» ont crié ensemble des marcheurs. La marche d'hier a mis en avant, avec une bonne dose de dérision et de réprobation, les principaux intervenants des derniers développements. Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée, en a eu pour son grade. Incontestablement, la manifestation lui a fait la «meilleure» place. D'aucuns le voient comme le principal détenteur actuel du pouvoir et le garant de la régénérescence du système finissant. Des dizaines de banderoles, de pancartes et de slogans criés le rendent responsable de tous les maux du moment, qui témoignent du maintien du système. «Le plus grand protecteur du clan», assène une pancarte confectionnée en plusieurs exemplaires. «Gaïd, la patrie est un amour réel. Elle n'est pas une idée mais un fait», est-il écrit sur un bout de carton brandi par un manifestant. Impossible de faire croire aux Algériens que Abdelkader Bensalah, en sa qualité de chef d'Etat, est le vrai décideur, et cela se lit dans la marche d'hier. «Gaïd, président de l'Etat, Bensalah personnel assimilé», considère-t-on sur un autre bout de carton. Jamais, faut-il le noter au passage, la récupération de cartons usagés n'a été aussi utile pour une cause populaire que depuis le déclenchement de ce mouvement. La primauté du civil sur le militaire est une vieille revendication que reprennent plus que jamais les Algériens, que les signes du confortement de la position des militaires dans le champ politique inquiètent. «L'armée dans les casernes, pouvoir au peuple», est-il exigé sur une longue banderole, tandis qu'une autre rappelle le slogan de «Khawa, khawa» (Frères), mais tronqué cette fois-ci pour ne concerner que le peuple. C'est ainsi un appel qui est lancé pour rester unis entre Algériens autour de la principale revendication, qui fait toujours sortir dans la rue des millions de manifestants pacifiques. Avec leur génie habituel et leur éveil politique, les manifestants ont reconvoqué leur sens de la répartie à l'égard du discours officiel, qui a encore brandi l'épouvantail des «mains étrangères» par la voix, cette fois-ci, du chef d'état-major de l'armée. Sur une grande pancarte tapissée du portrait de Gaïd Salah, portant une keffieh, le turban émirati, est écrit, en guise de riposte : «C'est celles-là les mains étrangères». La pancarte en question a peut-être été la plus photographiée. Pour ne pas faire les choses à moitié, le manifestant qui la porte s'est vêtu de la dishdash, la longue chemise blanche émiratie. C'est la réponse du berger à la bergère. «Emirats ne pas s'immiscer dans nos affaires internes», a-t-on réclamé. L'institution judiciaire est la deuxième cible privilégiée des milliers de manifestants qui voient d'un œil suspect la flambée d'arrestations que l'on considère comme une diversion. «On a dit dégager pas juger», précise un écriteau. «Le peuple demande l'arrestation des frères Bouteflika», plaide une des nombreuses pancartes qui n'ont pas fini de dénoncer les manœuvres, dont celles que l'on soupçonne visant la division du mouvement. «Non au racisme et à la régionalisation. Ensemble pour juger les voleurs», appelle-t-on sur une grande banderole. On continue à considérer que la justice est instrumentalisée malgré la dernière mise au point du parquet général d'Alger. «La justice du système : à vos ordres mon général !» souffle-t-on sur une pancarte. «Non à la justice sélective», dénonce-t-on sur une autre. L'arrestation d'Issad Rebrab, patron de Cevital, a alimenté la littérature du mouvement. Des pancartes exigeant la libération de l'homme d'affaires sont visibles. «On a dit Saïd pas Issad», crie un manifestant. «Pas de boucs émissaires, dégage le chef des mafieux» renchérit un autre sur sa pancarte. Un groupe de militants se réclamant de la «voie ouvrière socialiste» ont distribué des tracts où ils dénoncent le mouvement de soutien à Rebrab. Ils ont été pris à partie par des manifestants furieux, les accusant de vouloir diviser les rangs. Le moment de tension qui en a résulté a donné à voir une esquisse du risque de division sur laquelle travaille studieusement le système toujours en place.