«On aimerait tous vivre dans l'Algérie des JT de 20h». Qui ne connaît cette phrase, pourtant si populaire auprès des jeunes ? Ces derniers, convaincus de la «non-partialité» des médias publics, ont un avis bien tranché sur le sujet. «Aussi loin que je me rappelle, je n'ai jamais regardé le JT entièrement. La raison : les infos diffusées ne reflètent pas, selon moi, la réalité. Il suffit de faire une rapide comparaison avec les autres chaines de télés. Même si j'avoue que ces derniers temps, elles se valent toutes», témoigne Nesrine, 23 ans, étudiante en communication. Un avis largement partagé par son amie Yasmine, 24 ans, qui ajoute : «A l'université, on nous a toujours appris que le journaliste doit rester objectif. Que les médias sont là pour informer, non pour prendre position. Malheureusement, un océan sépare la théorie de la pratique. On sait tous que ces médias sont juste bonnes pour faire les louanges des réalisations de l'Etat.» De son côté, Redouane, un ingénieur de 31 ans, confie : «Je rêve de voir un réel JT, avec tous les acteurs de la société. Que les médias publics, tous supports confondus, reprennent leur vrai rôle qui est d'informer les lecteurs, téléspectateurs et auditeurs.» Depuis toujours, la télévision publique, à titre d'exemple, a adopté une ligne éditoriale bien particulière : elle est le canal de l'Etat. Mais que dit la loi ? Le cahier des charges de la télévision, le code de l'information ainsi que la Constitution garantissent cette valeur de service public. Cependant, la réalité du terrain est toute autre. Tout le monde s'accordent à dire que «le service public est réduit à la communication gouvernementale et à l'information protocolaire». On a toujours dénoncé le fait que «la télévision a été un des instruments que le pouvoir exécutif à réduit à un simple outil de propagande qui s'est accentué avec les vingt ans de règne de Bouteflika» qui, rappelons-le, avait concentré les pouvoirs entre ses mains. Un journaliste de la télévision estime que les médias publics, notamment les médias lourds (TV, radio et APS) qui relèvent de la même tutelle, traduisent à travers leurs contenus, la même ligne éditoriale. Constat des journalistes qui ont d'ailleurs organisé plusieurs sit-in depuis le 22 février pour exiger une large couverture du mouvement populaire : «La télévision est un média fermé.» Preuve en est, elle est la grande absente de par l'histoire. Sur ce même canal, on suspend des journalistes de la présentation des journaux télévisés (JT) car ils n'ont pas dit à l'antenne «Le président de la république». Les exemples sont là : Melina Yacef, journaliste à Canal Algérie. En 2005, La journaliste donne l'information parvenue par le premier ministre faisant état de la maladie de Bouteflika. Mais elle ne dit pas ‘'son excellence'' ! Une décision tombe : la suspension du JT. Quelques année plus tard, vient le tour du journaliste Ahmed Lahri (Canal Algérie), qui avait alors été suspendu brutalement du JT de 19h. Sa suspension avait d'ailleurs fait beaucoup de bruit et provoqué l'indignation générale. «A la télévision, il y a des lignes rouges a ne pas dépasser», confie un journaliste. Mais, un élément déclencheur vient changer la donne. Le mouvement populaire du 22 février, ou communément appelée ‘'révolution du sourire''. L'Algérie est sortie dans la rue pour dire non au 5e mandat, le 22 février et surtout exiger le départ du système. Les images sont belles et les slogans forts. «Le peuple ne veut pas de Bouteflika et Saïd», scandaient les manifestants dans plusieurs villes. La contestation est partout. Les images fusent. Les lives se multiplient sur les réseaux sociaux et autres médias électroniques. Certains journaux privés –peu nombreux – couvrent l'événement. Mais sur les médias publics, on ne voit rien. Sur les écrans, on ne voit rien. Un black-out total jusqu'à ce que les journalistes crient leur ras-le-bol. Des constatations des journalistes se suivent et des sit-in s'organisent à la radio et la télévision. En quelques jours, des démissions et des suspensions se succèdent. L'émission «Voix des changements» présenté par Melina Yacef a été suspendue sans aucune explication donnée à la principale intéressée. La journaliste en question a été «invitée à discuter». On lui a notifié que c'était «interne à la chaîne coranique». Le mercredi suivant, un ancien numéro, pourtant censuré, est diffusé sur le Net mais pas à l'antenne. Depuis, les trois derniers numéros diffusés avaient été enregistrés avant la suspension. Car depuis, elle n'enregistre plus. Il faut savoir que toutes les émissions s'arrêtent le 31 juillet. Cette suspension serait due à l'engagement de cette journaliste dans le mouvement populaire. Le 24 février, le directeur de l'information à l'ENTV, Adel Salakdji, a été démis de ses fonctions par le directeur général de l'EPTV, Tewfik Khelladi (lui aussi limogé au début du mouvement) et remplacé par son sous-directeur Tewfik Abed. Selon certaines sources, cette sanction a été prise suite au refus de ce dernier de reprendre la dépêche APS du vendredi, sur les manifestations populaires qui ont eu lieu. L'ancien directeur de l'information aurait reçu instruction de faire l'impasse sur l'événement du 22 février et il a finalement été sacrifié. Mais on ne peut pas le soutenir entièrement s'il ne l'avoue pas de manière officielle. Le même jour, dans une lettre adressée à leur directeur, plusieurs journalistes de la Radio nationale ont dénoncé le silence imposé par leur hiérarchie sur les récentes manifestations, dénonçant le non-respect de la neutralité et de l'objectivité ainsi que le traitement exceptionnel réservé au camp du président Bouteflika. «Nous sommes le service public et non des journalistes étatiques. La décision de la hiérarchie de passer sous silence les grandes manifestations nationales de ce 22 février 2019 n'est que l'illustre enfer de l'exercice au quotidien de notre métier», disaient les journalistes dans leur différents sit-in et rassemblement. Idem du côté de la télévision. Le Collectif des professionnels de l'audiovisuel (CPADP) voit rapidement le jour. L'ancien directeur (Khelladi, ndlr) avait accepté de recevoir le collectif. Lors de la réunion, les journalistes ont dénoncé le black-out du 22 février et exigé la couverture de la «révolution du sourire». Ils ont réussi à négocier avec lui 20 minutes de diffusion d'images et de reportages sur le mouvement populaire. Surprise générale : le JT est une réelle mascarade. Il n'y avait pas de son. En effet, les journalistes de l'EPTV ont couvert l'acte 2 (vendredi 1er mars) de la manifestation et des directs ont été assurés. Malheureusement ces couvertures ont été orientées et certains slogans ont été carrément évités. Depuis le 22 février, il y a certes un semblant d'ouverture avec les nouvelles émissions de débat, mais «pas touche au JT de 20h particulièrement». A cet effet, notre source confie que dans la grille des programmes, il y certes des émissions qui se sont distinguées par une qualité de débat intrinsèque, une liberté de ton remarquable et une parfaite maîtrise de la démarche éditoriale. A titre d'exemple, l'émission «La semaine économique» de Imen Khemissi ou encore «Hiwar Saâ» de Djillali Amari. «Le journal télévisé souffre encore des stratifications de tout un héritage d'un ordre journalistique protocolaire et plat, avec des lenteurs allant jusqu'à à plus d'une heure, et ce, en totale contradiction avec les normes professionnelles», ajoute-elle. Quelques jours plus tard, le 4 mars, la journaliste Nadia Merdaci démissionne de son poste de présentatrice du JT de 19h de Canal Algérie. La raison de cette démission, évoquée et relayée, fait suite à la «lettre aux Algériens» envoyée par l'ancien Président que la présentatrice devait lire à l'ouverture de son JT, alors que l'information n'avait pas été programmée avant son passage à l'antenne. Cela n'est pas totalement vrai. En effet, selon une source bien informée, Nadia Merdaci a démissionné suite à un ras-le-bol par rapport à la désinformation. «Il faut savoir qu'on te balance des communiqués en arabe à traduire en live et elle le faisait normalement. C'est plutôt à cause de la désinformation», témoigne-t-on. Mais finalement, comment les consignes sont données ? Y-a-t-il des notes affichées ? Les consignes sont toujours verbales, jamais notifiées. C'est lors des briefings que les instructions sont données. Même ceux qui animent des émissions ont des lignes rouges à ne pas dépasser. Il y a également beaucoup d'autocensure. Le 25 mars, le directeur général de l'EPTV, Tewfik Khelladi, est démis de ses fonctions et remplacé par Lotfi Cheriet, membre de l'Autorité de régulation de l'audiovisuel (ARAV). Ce dernier a également fait partie, en avril 2009, de la direction de la communication de la campagne présidentielle d'Abdelaziz Bouteflika. En 2014, il avait également soutenu la candidature de l'actuel chef de l'Etat à la présidentielle à travers la télévision Wiaam (concorde). Beaucoup de changements certes, mais pour quel résultat ? Pas des masses ! Rien n'est encore gagné. Les journalistes sont conscients qu'ils sont dans un «réel statut quo». Depuis le soulèvement populaire, tout se fait au niveau de la direction de l'information. Il faut savoir que le serveur a été désactivé. Autrement dit, «plus d'accès aux rushs». Un autre fait : on a demandé à une journaliste qui venait de rentrer d'un reportage de remettre sa carte mémoire. «Pour l'instant, on ne remplit pas notre mission principale qui est d'informer et rapporter les faits tout en restant objectifs. Nous ne sommes pas la pour défendre une quelconque autorité civile ou militaire. Nous sommes des journalistes, payés par le Trésor public, et on doit renvoyer l'ascenseur au peuple», se désole un journaliste. Qu'en est-il des fameux black-listés ? A la surprise générale, ils se sont réduits depuis le 22 février. Au moins ça ! «Soufiane Djilali ne serait, par exemple, jamais passé quelque temps en arrière», nous disent certains. Finalement, quelle sera l'issue ? De l'avis de certains, afin de réussir ce noble métier au sein de la télévision, il faut une volonté politique libérant les initiatives et facilitant aux journalistes l'exercice de leur mission. Par ailleurs, l'ensemble des journalistes, le personnel et même la direction devraient aussi revendiquer l'application pure et simple des principes du service public. Témoignage : «Il faut savoir que la télévision est le produit d'un système oppresseur qui l'a toujours instrumentalisée au gré des ses humeurs, et ce, par les régimes successifs. Aujourd'hui face à l'héritage des 20 ans d'unanimisme et de mépris, ce sursaut de dignité qui a rassemblé des journalistes, des techniciens et d'autres corps de métier a pour but de réhabiliter le service public». Ajoutons qu'une refondation des médias publics en général et de la télévision en particulier est l'une des solutions urgentes pour la renaissance des médias publics. «Les textes existent. Reste à les appliquer. L'adhésion de l'ensemble des travailleurs y compris la télévision à ces nobles valeurs remettra l'EPTV sur les rails et reliera l'Algérien à sa télévision qui cessera d'être l'instrument d'un régime», insistent certains.