La semaine dernière, avec Milan Kundera, je pensais que la vie était ailleurs, celle des poètes en tout cas. Depuis, je me suis rappelé que Romain Gary, alias Emile Ajar, avait proposé que la vie soit devant nous, dans un livre saisissant de poésie et d'amour, une version moderne des Misérables de Victor Hugo, du côté de Belleville, la bien nommée par des politiques qui ne l'avaient pas fait exprès. Dans La Vie devant soi, la vie était belle avec les Arabes, les juifs, les Noirs et les Français moyens d'un petit Paris, soudés comme les doigts d'une grande main humaine, à faire rougir comme une bonne claque, ceux qui parlent du mal d'insertion. Sacrément bien intégrés, les émigrés des ghettos, à fleur de cœur, juste à la surface d'une humanité profonde de nature. A peine les as-tu effleurés avec ton malheur, qu'ils sont prêts, à l'instant, à se donner tout entiers. Il suffit juste de pianoter léger. Ni calcul, ni temps de réaction. Tu n'as même pas besoin de demander. Tu souffres, mon frère ? Tiens ! Une parole de réconfort, un geste d'amitié, un coup de main pour déménager tes kilos de plomb dans l'aile et rafistoler ton âme esquintée par la misère du temps. En un instant, la vie ! Ni ailleurs, ni devant. Ici et maintenant. Aujourd'hui, je suis tombée sur Le Journal d'un oublié, un de ceux que l'histoire est décidée à oublier, sauf si le talent et la générosité de grands écrivains les installent dans la mémoire littéraire qui vaut bien l'autre, après tout. L'histoire n'a pas le monopole de la vérité et de l'épaisseur du monde. Cet oublié, qui s'écrit lui-même sous forme de journal, s'appelle Mustapha Bekkouche. Il a 25 ans lorsqu'il jette le premier mot sur sa première page. Militant du PPA et membre fondateur de l'OS, Mustapha Bekkouche est arrêté au lendemain du 1er novembre 1954, torturé, emprisonné puis condamné à trois ans de prison, 10 millions de francs d'amende et, surtout, 10 ans d'interdiction de séjour. Je dis « surtout » parce que, à la suite de Mustapha Bekkouche, je m'interroge sur le sens de cette libération assortie d'une peine d'exclusion. A peine sortie de prison, me voilà interdite de séjour chez moi. Pas le choix. Je reprends les chemins tordus, je prends le maquis pour espérer redresser la route dans un pays qui est le mien et où je pourrais vivre peut-être un jour, droit et debout. Mustapha Bekkouche se fait accrocher par l'armée française, il est blessé, interné à El Milia, condamné à mort, exécuté en 1960. Il avait 30 ans, et il gardera à jamais son visage de jeune homme, de jeune frère ou de fils, à défaut d'avoir été le père de ses enfants orphelins, aujourd'hui plus âgés que lui. Cet homme mort jeune me rappelle le gavroche révolutionnaire de Victor Hugo qui s'entête à jouer avec la mort qui finit, la garce, par le clouer au sol, une ritournelle au bord des lèvres. Le Journal d'un oublié est plein de mots qui bruissent et affleurent sur la page comme la dernière parole d'un condamné. Ni regret ni amertume. A pleines phrases, j'y entends le chant d'amour d'une patrie à naître, un témoignage simple, d'où l'idée de sacrifice est interdite de pensée au seuil de l'échafaud, tandis que dans l'Algérie indépendante depuis des décennies, j'ai entendu et j'entends encore, dans le confort des bureaux, certains responsables politico-administratifs pousser leur sempiternelle chansonnette sur leur sacrifice, dans l'espoir de se faire immoler un jour sur l'autel du mérite national parce qu'ils font leur boulot, rien que leur boulot, et encore... Perversion des valeurs Parmi tant d'autres, cet exemple de notre histoire illustre la perversion des valeurs qui pervertit les mots et galvaude leur usage pour mieux camoufler la nullité des hommes et de leurs actes. Alors, en lisant le Journal d'un oublié, je me suis dit que notre vie était peut-être là, une cinquantaine d'années en arrière, aux côtés de cet homme, dans cette prison où il était assigné à résidence avant d'en sortir pour être interdit de séjour puis d'existence. L'idée était cocasse, et je l'ai pourchassée, poussée par une sorte de fièvre d'un patriotisme impuissant, imprudent, entre les quatre murs d'un pays où je me suis condamnée à séjourner, vaille que vaille. A cet homme qui savait qu'il ne survivrait pas à la libération de son pays, j'ai décidé d'offrir un peu du présent de ce pays qui est le mien, et qui n'a pas su être son avenir. Comme si j'avais encore la vie devant moi, je me sens soudain le cœur aussi gros que celui des misérables du Belleville de Romain Gary. Avec un peu de courage, moins que toi qui n'as pas flanché au pied de la guillotine, je vais essayer de te donner, à toi l'oublié, un peu de la vie qui aurait dû être devant toi, avec mes yeux et ma raison qui déborde. Juste une idée générale du tableau. Ville blanche et belle, belle ville à couper le souffle, de loin et de haut. Plus près, au centre des affaires administratives et scientifiques, c'est un dédale de rues et de couloirs où l'on te perd si tu ne tiens pas le bon fil, si tu élèves la voix pour dire que le chemin n'est pas dans le droit fil des principes et de l'éthique. Déjà, on t'accuse de filer un mauvais coton parce que tu refuses la trame qui tisse, dans le dérèglement, des règles nouvelles taillées sur mesure, au goût de la personne, assorties aux couleurs du moment. Déjà, ton arrêté d'exclusion et d'interdiction de séjour chez toi, est tapé et signé, parce que tu fais ta mauvaise tête, tu refuses le costume unanimiste. Tu te croyais, non pas grand, mais normalement constitué, et voilà que de force, on t'oblige au coparrainage avec un collègue français pour suivre les travaux de tes étudiants, à égalité de grade et de diplôme. Nouvelle école oblige. Obligation de se taire et de suivre le cours de la dérive, ou bien récolter ce que tu as semé : la graine de la discordance qui ne sauve pas ta tête mais qui garde intacte et lisse ta conscience, comme ton visage figé dans son éternelle jeunesse, mon fils, mon frère, mort à trente ans pour avoir dit « non ». Non à l'indigénat. Non au second collège. Cinquante ans après. Tu comprendras mon coup de blues, mon frère, mon fils, mon père orphelin de nation. Je me replonge dans ton Journal d'un oublié. Du fond de ta prison coloniale, je t'entends crier avec justesse à l'injustice, réclamer avec droiture le droit à la dignité, ne pas douter de tes devoirs de citoyen d'une patrie qui, avec un culot époustouflant, s'engageait à naître et à grandir. Ta voix ne me quitte pas. Toi, l'oublié, ne nous oublie pas.