La semaine dernière, le Panthéon s'adressait ici, dans cette chronique, à ses « chers enfants de la patrie », exhortant sa progéniture française et patriotique à élever le niveau de son humanité. Le monument aux morts illustres était inquiet. La baisse de qualité dans la production des hommes allait bientôt le vider de son sens. Le vider tout court. Paris et la France étaient déserts, désertés par la grandeur. Pourtant, du côté de Belleville, vivent et meurent des gens merveilleux. Encore faut-il aller là-bas et voir, sentir et écouter. Le Panthéon, c'est très loin, c'est très haut. La vie est belle à Belleville. C'est un inconnu qui nous y conduit dans un livre recommandable entre tous : La vie devant soi. L'auteur s'est appelé Emile Ajar pendant un temps, avant que l'on ne découvre que derrière le pseudonyme se cachait le célèbre Romain Gary, auteur d'une trentaine de romans et d'essais, récompensé notamment pour son Education européenne (prix des critiques en 1945, traduit en vingt-sept langues), et pour Les Racines du ciel qui obtint le prix Goncourt en 1956. Romain Gary se suicide le 2 décembre 1980, et c'est seulement à ce moment-là que l'on apprend qu'Emile Ajar c'est lui. L'écrivain - éminent diplomate de carrière -, avait tenu secrète sa double plume, se donnant la liberté d'aller se promener du côté des ghettos parisiens, en rapportant un roman éblouissant qui met en scène la vie des misérables modernes, inspirée des anciens de Victor Hugo, dans une version arabo-judéo-africaine. Mixage époustouflant d'une humanité de toutes les couleurs, dans des immeubles qui n'ont pas besoin d'ascenseur pour transporter l'amour et la solidarité de porte en porte, d'étage en étage, avant les incendies réels d'aujourd'hui, avant que le GIGN ne débarque en force pour des opérations de « carchage » spectaculaire. A l'époque de Romain Gary, la périphérie lépreuse de la capitale n'était pas médiatisée, livrant à eux-mêmes, dans l'ombre, les gueux de l'intérieur qui se révèlent excellents en matière d'existence communautaire. Vivant cachés, les misérables de Romain Gary vivent plutôt bien entre eux, acceptant de cohabiter sans problème avec le seul Français qui habite au deuxième étage et qui se conduit comme s'il n'était pas chez lui en France. Comme Français, M. Charmette était correct. Un jour, il a même rendu visite à Mme Rosa, la vieille juive malade de ses kilos et de son âge au sixième étage sans ascenseur. Même que Mme Rosa elle a eu peur, elle croyait que c'était la mort qui venait la chercher. Vous pensez ! un Français ! en costume ! chez elle ! respectueux et même recueilli au pied de son lit. Y a de quoi donner un coup de sang à quelqu'un comme nous qui n'en voyait pas beaucoup et qui, quand il en voyait, c'était pour se faire insulter. Enfin ! pas moi. Moi, j'ai jamais eu de problème de racisme. Pendant longtemps, je n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait. Dans mon quartier, à Belleville, je n'étais pas malheureux parce que j'aimais Mme Rosa comme la vraie mère que je n'ai pas eu. Je m'appelle Momo, c'est plus petit que Mohamed. Vers deux ou trois ans, j'ai été déposé chez Mme Rosa contre paiement, avec un reçu attestant de mon origine algérienne et musulmane. Et puis, l'argent n'arrivait plus et Mme Rosa elle m'a quand même gardée parce qu'elle m'aimait et qu'elle se méfiait des institutions, même si c'était l'assistance publique. Mme Rosa préférait m'assister personnellement. J'étais son préféré entre tous les enfants déposés chez elle par les femmes qui se défendaient en faisant le plus vieux métier du monde. Alors, quand mon père s'est présenté pour me récupérer, plusieurs années après mes deux ou trois ans, Mme Rosa elle lui a fait croire qu'elle s'était trompée entre les enfants, qu'elle avait élevé son fils dans la religion juive et elle a même dit à Moïse, un des co-pensionnaires de lui dire bonjour papa. Mon père, Kadir Youcef, il est entré dans une colère noire, et a exigé le fils qu'il lui avait remis en bon état musulman. Pas question de réceptionner un autre produit même casher ! Mme Rosa a tenu bon, et le cœur de mon père s'est arrêté d'un coup et on l'a déposé au deuxième étage devant la porte de M .Charmette qui ne risquait rien comme Français. Après, j'ai chialé un peu, et ça m'a fait plaisir comme s'il y avait quelqu'un à moi que j'ai perdu. A l'époque, j'avais la vie devant moi, et j'étais malade de voir à quelle vitesse Mme Rosa se détériorait. Plus j'avais la vie devant moi, plus Mme Rosa avait sa vie derrière elle. Il fallait faire vite. Ne pas l'envoyer à l'hôpital où elle finirait comme un légume. L'accompagner en bas dans la cave de l'immeuble où elle s'était aménagé son trou juif. Rester avec elle parce que Mme Rosa elle aurait pu se réveiller et croire qu'elle était morte en voyant partout le noir. Allumer une bougie mais pas trop, parce que ça lui aurait pas plu de se voir dans son état. La parfumer parce que les lois de la nature, c'est dégueulasse, de telles dégueulasses que ça devrait pas être permis. Et puis, ils ont enfoncé la porte parce que ça sentait trop après trois semaines et ils se sont mis à gueuler : quelle horreur, mais ils n'avaient pas pensé à gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Entendez-vous, chers enfants de la patrie des hommes, cette leçon d'amour. Un pur joyau de la littérature. Une belle histoire qui évite le piège des clichés et des clivages fonctionnant comme autant d'artifices servant à consacrer l'union sacrée et impensable entre Juifs, Arabes et autres tiers-mondistes, si tant est que ce terme générique ait encore du sens. Même pas des damnés de la terre, ou alors vendons tous notre âme au diable pour espérer une vie devant ou derrière nous dans un univers tout petit et grandement humain. Vraiment. Prenez et lisez La Vie devant soi. Vous verrez que la vieille juive n'y a pas la part plus belle que les frères Zamoum, les déménageurs de pianos qui font monter et descendre dans leurs gros bras, gratis, les six étages à Mme Rosa impotente, que Lola, la travestite noire ancien champion de boxe dans son pays, que M. Wallomba et sa troupe de sorciers professionnels qui essaient de sortir Mme Rosa de sa sénilité ou de son gâtisme, si vous voulez, mais ça prend pas sur la Juive, question de religion. Tous magnifiques ! Ces Toucouleurs sous la plume d'un écrivain qui n'a plus sa vie devant lui et préfère se suicider avant l'âge qui rend les vieux trop vieux, dans une France où il n'y a pas de tribus à cause de l'égoïsme. Peut-être cet homme blanc rêvait-il de l'Afrique et de ses peuples qui respectent les vieux et s'occupent d'eux pour les adoucir. Ah ! Si vous saviez tout ce qu'on peut apprendre dans ce quartier de Belleville sur la vie et les hommes, la mort et la société des hommes. C'est bien simple, Momo a cessé d'ignorer à partir de trois ou quatre ans, et parfois ça lui manque. Mais Romain Gary en avait décidé ainsi parce qu'il avait grandi sans trouver chez lui un endroit pour mourir en homme parmi les hommes. Sa leçon des choses de la vie, il l'a mise dans la bouche d'un Arabe, un enfant, muselant celle du Gary célèbre et diplomate, trop loin, trop haut. Rien de tel qu'une bonne petite voix de l'intérieur de chacun de nous, étrangère, pour dire qu'on ne peut pas vivre sans amour. Exactement la même leçon que celle de Victor Hugo entré en grandes pompes au Panthéon qui attendait le grand homme avec impatience. La même chose sans les larmes et le mélodrame même quand Momo pleure (pas souvent). Avec, en prime, un humour explosif et vital. C'est ce qui manque à Victor Hugo et au Panthéon.