Pourquoi continuer à faire croire que la frontière est fermée ? Si elle l'est officiellement depuis 1994, officieusement, c'est une véritable passoire. Ici tout le monde paie son business. Dans le fond, les uns et les autres ont signé des deals où chacun trouve son compte. » Abdallah, la quarantaine, réfute le vocable de contrebandier puisque, dit-il presque cyniquement, « je paie mon droit de passage ». « Nous n'avons que ça à faire dans la région. Faites le tour de cette bande frontalière de Maghnia, en passant par Beni Boussaïd, Bab El Assa, Souani jusqu'à Marsat Ben M'hidi, vous ne trouverez pas l'ombre d'un secteur d'activité vous assurant un boulot. Pire, au lieu d'usines, on a construit pas moins de trois tribunaux et trois prisons sur un rayon de 50 km… » Des jeunes qui s'étaient joints à notre discussion acquiescent de la tête et renchérissent : « Dites, qui peut prétendre ne pas voir tous ces véhicules (des Mercedes ancien modèle, des Renault 21, R 25, des Boxer et des camions de gros tonnage) qui sillonnent les routes de la wilaya de jour et de nuit, sans respecter le code de la route ? Des tacots dangereux ayant causé la mort de dizaines d'honnêtes automobilistes. Ce sont les trafiquants de carburant, les ‘'hallabas'' comme on dit. Ils font le tour des stations-service de la wilaya pour vider tous leurs produits dans les villages frontaliers, c'est-à-dire en passant par plusieurs barrages routiers et des postes avancés sans être inquiétés. » On « glisse » ainsi que des complicités se seraient tissées avec certains douaniers qui ferment l'œil sur le trafic. Dans cette partie de la wilaya de Tlemcen, des statistiques font état de 8000 trafiquants de ce genre, sans compter ceux qui sont spécialisés dans les fruits et légumes, les spiritueux, les médicaments, les vêtements… Quant aux barons de la drogue, c'est une autre filière difficile à infiltrer, mais qui se meut sans grande difficulté sur les lieux. « Les quelques prises spectaculaires qui sont opérées ne représentent rien par rapport à ce qui passe réellement », affirme un sociologue qui travaille sur les mouvements de migration et qui est très au fait de ce trafic. « Vous voulez passer à Ahfir ou à Oujda (villes du Maroc oriental), je vous ferai traverser, ou plutôt, c'est le gardien du temple qui nous fera passer à raison de 2000 DA ‘'par tête''. Alors arrêtons de tout faire endosser aux jeunes qui ne demandent qu'à vivre dignement ! », ajoute-t-il Dans cette wilaya, dont on dit que c'est celle des hommes qui font le pouvoir dans ce pays, des signes de richesse sont affichés de manière ostentatoire : demeures de valeur, véhicules de classe appartenant à des contrebandiers notoires et à des agents des services de sécurité de différents corps font partie du décor. « Tout le monde feint d'ignorer ce trafic à grande échelle, c'est comme si on évoluait dans un vase clos. Tout le monde sait que des milliers de sujets marocains, spécialisés dans la boulangerie, la maçonnerie, la peinture et autres séjournent illégalement dans les villes frontalières et ils ne se cachent pas », témoignent des jeunes, qui contrairement à leurs semblables d'autres villes d'Algérie, ne rêvent pas de harga en Europe. « Nous restons ici et nous nous nourrissons de cette frontière sans avoir l'impression de commettre un crime, sinon à l'Etat de nous offrir de quoi subvenir aux besoins de nos familles », demandent-ils. Aucun discours ne peut venir à bout de la détermination farouche de toute une armée de jeunes évoluant en toute liberté sur un territoire frontalier que les citoyens honnêtes et impuissants qualifient de zone de non-droit. Une situation que parfois les jeunes paient de leur vie. Comme Amine, mort à 19 ans, alors qu'il préparait ses derniers modules pour boucler son année universitaire…