Membre du collectif d'avocats des manifestants placés en détention dimanche dernier, Abdellah Haboul, ancien magistrat, déclare que «c'est la première fois» depuis le début du hirak que des chefs d'inculpation liés au «crime contre la sûreté de l'Etat» sont retenus contre des manifestants placés en détention. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il affirme que ces décisions «visent à casser la dynamique» du mouvement de protestation, tout en s'interrogeant sur «les engagements publics des magistrats à ne pas incarcérer les manifestants». Pour lui, «le système privilégie la répression». – Vous faites partie des 17 avocats qui ont décidé de boycotter la présentation, dimanche dernier, devant le juge d'instruction près le tribunal de Sidi M'hamed, à Alger, des 24 manifestants – arrêtés lors de la marche du 30e vendredi de protestation populaire à Alger – pour dénoncer les «graves dérives» et l'«instrumentalisation de la justice». Que s'est-il passé au juste ? En fait, nous étions un groupe d'avocats constitués pour défendre les manifestants arrêtés par les services de police et la Gendarmerie nationale lors de la marche de vendredi dernier à Alger. Pour la première fois depuis sept mois, les mis en cause sont inculpés sur la base de deux articles du code pénal. Le 79 qui condamne «quiconque entreprend par quelque moyens que ce soit de porter atteinte à l'intégrité du territoire national à un emprisonnement de 1 à 10 ans et une amende de 20 000 à 100 000 DA» et l'article 96 qui stipule «quiconque distribue, met en vente, expose au regard du public ou détient, en vue de distribution, de la vente ou d'exposition dans le but d'une propagande des tracts, bulletins et papillons de nature à nuire à l'intérêt national est puni d'un emprisonnement de 6 mois à 3 ans et d'une amende de 20 000 à 100 000 DA. Lorsque les tracts, les bulletins et les papillons sont d'origine ou d'appartenance étrangère, l'emprisonnement est porté à 5 ans». Si l'on revient au code pénal, nous retrouvons l'article 79 dans la section «attentats, complots et autres infractions contre l'autorité de l'Etat et l'intégrité du territoire national» et l'article 96 dans celle des «Crimes commis par la participation à un mouvement insurrectionnel». Les deux sections sont quant à elles dans le chapitre des «Délits et crimes contre la sûreté de l'Etat». C'est la première fois depuis la marche du 22 Février que des manifestants sont poursuivis pour de faits aussi graves. Lorsque le premier mis en cause a comparu devant le juge d'instruction et que ce dernier l'a placé sous mandat de dépôt, nous étions, en tant qu'avocats, sous le choc. C'est la première fois que de telles infractions sont retenues contre des manifestants. Nous ne pouvons pas cautionner de telles décisions. Nous étions 17. Nous nous sommes concertés et avons décidé de boycotter la première comparution devant le magistrat instructeur des autres manifestants. Tous ont été placés sous mandat de dépôt. Des millions d'Algériens sortent chaque vendredi depuis sept mois et personne n'a été poursuivi pour de telles infractions. – Comment expliquer de telles décisions ? Lorsque les Algériens sont sortis dans la rue, ils avaient un but politique : faire tomber le 5e mandat du président déchu. Le 2 avril, ce dernier a retiré sa candidature, mais le mouvement de protestation s'est poursuivi contre le régime avant de réclamer un Etat civil et non militaire. La rue veut un changement radical avec le départ de tous les symboles de l'ère Bouteflika. La volonté de la rue et celle du pouvoir en place se sont retrouvées en confrontation. Les premières campagnes d'arrestations ont commencé avec les porteurs de l'emblème amazigh, à Alger, dès que le feu vert a été donné par le chef d'état-major de l'ANP. Elles ont suscité une vague d'indignation surtout sur le plan du droit, car porter un drapeau amazigh ne constitue aucune infraction. C'est à ce titre que des manifestants ont été relaxés par les tribunaux de Annaba et Mostaganem. Après avoir fait avorter les élections d'avril, puis du 4 juillet, le Conseil constitutionnel a trouvé une sortie pour maintenir Abdelkader Bensalah en tant que chef de l'Etat, alors que son mandat légal avait expiré le 9 juillet. Cela veut dire que le pouvoir s'entête à faire passer sa feuille de route. Il passe ensuite à une autre étape en mettant en place le panel présidé par Karim Younès. Puis il durcit la gestion sécuritaire du mouvement de protestation à travers les arrestations, notamment celle du militant Karim Tabbou. Plus grave : pour la première fois depuis le début de la contestation populaire, le parquet retient deux chefs d'inculpation du chapitre «Crimes contre la sûreté de l'Etat» et le juge ordonne des mandats de dépôt contre les mis en cause. Pourtant, dans la rue, en ce 30e vendredi de manifestation, il n'y avait pas que les 24 manifestants arrêtés ; des millions d'Algériens étaient dans la rue et à travers plusieurs wilayas du pays, scandant des slogans aussi divers que multiples. – D'après vous, sur quelle base de telles inculpations ont-elles été retenues ? Aucune. Bien au contraire, elles sont en contradiction avec la Constitution, notamment son article 32 qui stipule que «les Algériens sont égaux devant la justice», et l'article 158 qui garantit «le principe de légalité et d'égalité». Sur les millions d'Algériens sortis vendredi dernier, ce sont les 24 mis en cause seulement qui ont été – pour la première fois – poursuivis et placés sous mandat de dépôt pour des infractions aussi graves. – En boycottant l'audience de la première comparution, ne portez-vous pas atteinte aux droits de ces justiciables à une défense ? N'y avait-il pas d'autre moyen de dénonciation ? Nous ne pouvions pas cautionner de telles dérives. Nous nous sommes réunis et avons débattu la question. Mais la majorité a décidé le boycott justement pour préserver le droit à la défense des justiciables consacré par la Constitution. Nous refusons de servir d'alibi. Lorsque le premier manifestant a comparu devant le juge puis placé en détention, son avocat est sorti en colère. Nous ne pouvions pas l'accepter. Le justiciable a droit à un procès équitable. Lorsque ce droit n'est pas respecté, que peuvent-ils faire ? L'article 56 de la Constitution stipule «la garantie de la présomption d'innocence dans le cadre d'un procès équitable» lui assurant les garanties nécessaires à sa défense. Le boycott n'est pas aussi facile. C'est une lourde décision qui nous permet de tirer la sonnette d'alarme en prenant à témoin l'opinion publique. Les jugements sont, faut-il le préciser, prononcés au nom du peuple algérien. Sans défense, la justice ne fonctionne pas. Nous refusons de cautionner les dérives constatées et les condamnons avec force. Je ne veux plus parler de procédure, mais plutôt de principes qui ne sont plus respectés. Pourquoi, sur les millions d'Algériens qui ont marché vendredi dernier, seulement 24 ont été arrêtés et placés sous mandat de dépôt ? Pour moi, ce sont des inculpations politiques… – Quel message avez-vous compris à travers ces décisions ? Pensez-vous qu'elles visent à détruire ou réduire la dynamique de la protestation ? A mon avis, elles visent à détruire la dynamique de la contestation populaire à travers l'outil de répression, dont la justice, alors que celle-ci constitue un pouvoir indépendant. Nous avons compris que cette justice est instrumentalisée et que les décisions prises dimanche dernier sont des actes répressifs ayant pour but de faire peur à ceux qui refusent le fait accompli. Où sont les promesses et les engagements politiques des magistrats qui sont sortis dans la rue pour manifester leur solidarité avec le mouvement de protestation populaire ? Rappelez-vous les premiers juges qui se sont exprimés publiquement le 11 mars à Béjaïa. Leurs déclarations étaient très courageuses, au point de susciter les mêmes réactions chez les magistrats dans de nombreux tribunaux et cours du pays. Les juges se sont engagés à appliquer la loi, à ne pas mettre en prison les manifestants et à refuser toute injonction d'où qu'elle vienne. Ils ont même dénoncé les pressions exercées par l'ex-ministre de la Justice, Tayeb Louh, et les Bouteflika. Le Club des magistrats libres est né dans ce contexte et ses animateurs ont appelé Bouteflika à démissionner. Ils ont enfreint leur obligation de réserve dictée par l'article 7 du statut de la magistrature, mais aussi l'article 14 du même statut qui interdit à tout magistrat d'être dans un parti ou d'exercer des activités politiques. En déclarant soutenir le mouvement de protestation et en rejetant toute décision de mise en détention des manifestants, ils ont commis une faute grave qui vaut la radiation. Or, à aucun moment, ils n'ont été sanctionnés ou inquiétés. Cela veut dire qu'ils étaient sous la protection du hirak et aucune autorité n'aurait pu les cibler… – Alors, comment interpréter ce revirement ? Je ne sais pas. D'ailleurs, je ne comprends pas les raisons de ce revirement. Nous leur demandons d'assumer leur mission définie par la Constitution en toute responsabilité et toute conscience. Celle de protéger la société et les libertés et de garantir à tous les citoyens leurs droits fondamentaux. Il faut qu'ils soient indépendants. La justice ne doit pas être sous le contrôle du pouvoir militaire. Les magistrats doivent être conscients de leurs actes. Ils ne doivent obéir qu'à la loi et à leur conscience. Ils ont dit publiquement qu'ils se sont libérés du régime Bouteflika, alors pourquoi sommes-nous revenus aux pratiques de ce dernier ? Que s'est-il passé ? – Comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Apparemment, le système privilégie la voie de la répression. Ce peuple qui a fait avorter les élections présidentielles d'avril, puis de juillet, ne se laissera pas faire. Visiblement, la situation n'a pas changé. La justice ne s'est pas libérée. D'ailleurs, le chef d'état-major de l'ANP, lui-même, avait déclaré que la réforme de la justice était un leurre et que la justice n'était pas indépendante. Nous constatons qu'elle ne l'est toujours pas.