Rupture. La confiance des Algériens en les médias est à son plus bas niveau. Elle est quasiment rompue. Chaque vendredi de mobilisation, les manifestants de toutes les villes du pays vilipendent férocement les médias. Traités de «servilement flatteurs» du pouvoir politique, le «peuple du vendredi» réserve un traitement spécialement hostile aux médias. La violence des slogans consacrés aux médias est à la hauteur du déni doublé de manipulation qu'inflige la profession aux événements qui remuent toute l'Algérie depuis plus de sept mois. Alors que l'insurrection citoyenne en cours dans le pays depuis le 22 février libère les espaces et émancipe les esprits, le champ médiatique s'y est enchaîné, notamment dans son versant audiovisuel. La lune de miel entre les chaînes de télévision, privées et publiques, n'a pas duré très longtemps. Hésitantes durant la première semaine du soulèvement populaire, puis surfant sur la vague en se donnant le titre trompeur de la «voix du peuple» durant quelques vendredis, avant de braquer leurs caméras sur un ailleurs dépeuplé. Le divorce est vite consommé. Le comportement de nombreux médias à l'égard de la révolution démocratique est passé du «léchage» au lynchage dans un spectaculaire retournement de situation politique à quelques jours de la chute de Abdelaziz Bouteflika. Les laudateurs d'hier qui portaient au pinacle le «roi» se transforment en boutefeux du Président déchu. Le vieux roi est mort, vive le nouveau monarque consacré et célébré. Ce faisant, les médias mènent une campagne pour décréter la fin de la révolution. Ils s'installent dans un aveugle déni des réalités accompagné d'une interminable campagne de manipulation de l'opinion et falsification de la vérité pourtant évidente. Au point de ne plus couvrir les gigantesques mobilisations populaires hebdomadaires. Cette situation crée un profond malaise dans les rédactions, mécontente certains journalistes, mais surtout provoque une colère légitime de l'opinion publique. L'audiovisuel algérien manque ainsi un grand moment médiatique et tombe dans un gouffre dont il ne se relèvera pas de sitôt. Il est vrai que les chaînes de télé privées sont «ligotées» par un statut fragilisant. Leur marge de liberté est drastiquement réduite. Lancées dans le sillage des «printemps arabes» comme signe d'«ouverture», mais en réalité pour contrer l'influence des chaînes satellitaires arabes, les chaînes de télévision privées sont mi-algériennes mi-étrangères. Semi-légales. Des chaînes offshore autorisées et confiées aux «amis du pouvoir». La mission d'informer faiblement est accessoire. Leur tâche essentielle est d'accompagner les choix politiques décidés par le pouvoir sans tenir compte des exigences de l'éthique et de la déontologie. Un champ régenté par des règles non écrites. Celles écrites ne sont pas non plus protectrices. Les choix éditoriaux relèvent plus des ordres «d'en haut» que de l'émanation d'un libre débat au sein des rédactions. Mais à l'abus de pouvoir, s'ajoute un abus d'obéissance criant. Une reconversion zélée. Dans l'art de faire les injonctions en convictions, les rédactions redoublent de soumission. Îlot de résistance Les journalistes exerçant dans ces médias sont comme pris en «otage». Ne pouvant supporter une telle situation, certains préfèrent partir pour préserver leur dignité. Ils ne sont pas nombreux à le faire. «J'ai choisi le sacrifice qu'impose l'éthique aux privilèges du déshonneur», résume un journaliste qui a claqué la porte de trois rédactions différentes en quelques mois seulement, en contestant des ordres d'exécuter de «sales besognes». Ce journaliste se trouve aujourd'hui au chômage sans rien regretter de son geste d'«insurgé». Ce panorama peu glorieux du champ audiovisuel est identique à une bonne partie de la presse écrite arabophone et francophone. Les titres de journaux qui étaient à la botte du régime de Bouteflika durant des années ont tourné casaque au Président déchu pour faire une entrée bruyante dans la nouvelle «maison d'obéissance». Au passage, ils ferment à double tour la porte aux voix citoyennes qui s'élèvent dans les grands boulevards d'Algérie sans donner d'explication. Cependant, dans ce champ de ruines médiatiques, quelques espaces résistent, des journalistes continuent d'assumer leur rôle, défiant les pressions et les intimidations. Aux difficultés économiques, se superposent des velléités de soumettre, voire d'effacer les voix libres. Dans ce climat de peur générale, les journalistes indépendants se rendent à leurs rédactions «la peur au ventre». Viscéralement attachés aux règles qu'exige le métier de journaliste dans un pays où la liberté est en sursis, ils n'abandonnent pas ces îlots de résistance. Les journaux qui ont tenu tête au régime de Bouteflika durant son règne despotique restent encore debout et refusent d'abdiquer. Non pas dans une attitude d'opposition politique, mais pour défendre un métier hautement nécessaire à la construction de la démocratie et dont la règle cardinale est l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs. Beaucoup de spécialistes estiment que dans cette période charnière que traverse le pays, les médias sont à la traîne. Ils sont le maillon faible de la nouvelle histoire en mouvement. Nombreux sont les citoyens qui jugent qu'ils ont «trahi la cause du peuple».