La boucle est bouclée ! On a fini par mettre la main sur Al-Djahiz (776-868) là où l'on s'y attendait le moins. Déguenillé, dégageant une odeur écœurante, le plus grand de tous les prosateurs de la langue arabe, cravaché par un soleil ardent, vendait du poisson tout près de Basra, sa ville natale ! Faute de trouver un travail à la mesure de son talent exceptionnel et de son ardeur, précise son biographe, Al-Djahiz se fit poissonnier. Il aurait pu être tavernier, ou encore, batelier dans cette région marécageuse de Basra, mais apparemment c'est ce qu'il trouva de mieux à faire, lui qui n'avait ni sou ni maille, et dont les origines avaient des zones d'ombre. Cet homme, aux yeux globuleux, rudement moche savait ce qu'il faisait, et où il allait. Lui, le lecteur boulimique, voulait se faire une bourse pour pouvoir gagner Baghdad dans le seul but d'élargir ses connaissances. Son biographe se contente, à son propos, d'une phrase laconique, cependant lourde de sens : « Al-Djahiz avait déjà les signes révélateurs de quelqu'un qui a succombé au charme irrésistible de la littérature ! » En d'autres termes, il aspirait à ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus grand dans cette vie. Emboîtant donc le pas à ce type d'écrits qui se voulait sciemment restrictif à l'ère classique, ce même biographe ne souffle mot sur la souffrance de ce grand prosateur à l'humour terrifiant et sans la moindre gêne. Pas grand-chose sur les âcres relents du poisson malmené par le soleil ! Rien sur les mains que tailladaient la lame du couteau et les écailles de poisson. Et, bien sûr, rien sur cet homme, si gonflé d'orgueil, mais qui se voyait, jour après jour, relégué au second plan de la vie sociale. Que faisait-il une fois son travail terminé ? Mystère et boule de gomme ! Fréquentait-il les tavernes ? Allait-il dans un cénacle précis pour y croiser le fer avec les philosophes et les hommes de lettres ? Ou, encore, préférait-il, se délecter, auprès des siens, d'une boisson rafraîchissante ? La réponse, nous l'avons grâce à Al-Djahiz lui-même : je ne faisais que lire dès que j'avais un moment de libre ! Poissonnier malgré lui à Basra, Al-Djahiz considérait son gagne-pain comme une espèce de station, un lieu de correspondance duquel il prendrait, un jour, le départ vers des horizons lointains. Du reste, le destin des grands hommes de lettres, pour ne citer que ceux-là, semble se recouper çà et là : un tel était tisserand, un autre battait le lin, un troisième encore était débardeur et ainsi de suite. De l'étalage de poisson à la littérature, quel saut merveilleux ! Al-Djahiz, on le sait depuis toujours, louait, au gré de sa bourse, les locaux des copistes de Baghdad pour y passer des nuits entières à lire. C'est, pour ainsi dire, un comportement existentialiste avant la lettre qui ne va pas sans rappeler celui de « Roquentin », le héros de Jean Paul Sartre dans son fameux roman La nausée. Roquentin, à la suite d'Al-Djahiz, mais, dans un tout autre esprit, entreprend de lire tous les livres de la bibliothèque municipale de sa ville en respectant le classement alphabétique. Après des années de labeur et de plaisir à la fois, il découvre qu'il n'est qu'à mi-chemin de son entreprise gigantesque. Al-Djahiz, à la limite de l'excentricité même, ne quitte pas sa propre Babylone, celle qu'il a façonnée conformément à sa volonté et à son goût. Il s'y plait énormément donnant, ainsi, l'impression qu'il est né grand et beau, qu'il n'a pas eu d'enfance. En cela, il est l'image exacte d'Al Mutanabbi qui dédaignait, lui aussi, d'évoquer son enfance miséreuse, et qui s'évertuait à faire croire qu'il est venu au monde, debout, avec un mètre quatre-vingt ! C'est un homme qui aurait pu terminer sa vie comme simple poissonnier, ou encore, se mettre au diapason de ces gargotiers, sur les rives du Tigre, qui possèdent l'art d'embrocher le poisson et de le cuire selon une technique ancestrale inégalée. On ne peut pas dire que la chance lui a manqué, une chance à sa mesure. Car, le voilà à remonter, volontairement et secrètement, le cours de son enfance pour transformer, dans ses propres alambics, la masse d'amertume et de misère à la fois, en extravagance verbale faite, essentiellement, d'humour et, parfois, de loufoquerie. Les écrits d'Al-Djahiz mériteraient, grandement, d'être décloisonnés. Ils ont longtemps fait l'objet d'une vision restrictive qui a porté atteinte à la littérature arabe classique, d'où la nécessité d'une nouvelle relecture à même de mettre en relief tout ce qui touche, véritablement, aux choses de l'esprit et à l'art d'une manière générale.