Les signes ne trompent pas. La guerre par procuration qui déchire la Libye depuis avril 2019 s'apprête à connaître une escalade. La Turquie a d'ailleurs procédé cette semaine à l'envoi à Tripoli d'un nouveau contingent de mercenaires pour appuyer les forces alliées au Gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez Al Sarraj qui se préparent à faire face à une offensive d'envergure de l'armée de Khalifa Haftar dont l'objectif reste toujours de conquérir la capitale libyenne malgré ses multiples échecs. Selon diverses sources, 301 de ces mercenaires ont été acheminés de Syrie à bord de trois avions qui ont atterri lundi à l'aéroport de Misrata. Certains d'entre eux ne parleraient pas arabe. Ce groupe porte désormais à un peu plus de 10 000 le nombre de supplétifs étrangers qui combattent aux côtés du gouvernement de Tripoli reconnu par l'ONU. Bien que déjà nombreux, leurs rangs devraient augmenter durant les prochaines semaines. La Turquie se préparerait à en envoyer 3000 autres. Avant de gagner la Libye, les mercenaires «syriens» suivent généralement une formation militaire accélérée à la frontière turco-syrienne sous la supervision des renseignements turcs. Avec l'implication de la Turquie dans le conflit libyen, Fayez Al Sarraj a gagné sur tous les tableaux. Bien que Khalifa Haftar bénéficie du soutien de nombreux pays, parmi lesquels les Emirats arabes unis, la Jordanie, la Russie et l'Egypte, les Turcs et leurs supplétifs ont permis en effet de rééquilibrer le rapport de force sur le terrain en Tripolitaine en faveur du GNA. Plus encore, l'armée turque a réussi à mettre sur la défensive les unités de l'autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) qui étaient sur le point, il y a 5 mois, de renverser Fayez Al Sarraj, le chef du Gouvernement d'union. Appui aérien décisif La situation a commencé à se gâter pour Khalifa Haftar après la reprise par le GNA en avril dernier des villes de Sorman et Sabratha. Elle a empiré il y a quelques jours avec la perte par ses hommes de la base stratégique d'Al Watiya. Située à 130 kilomètres au sud-ouest de la capitale libyenne et à 40 kilomètres de la frontière tunisienne, cette base avait été capturée en août 2014 par les unités de Khalifa Haftar. Dans sa détermination à conquérir Tripoli, le chef militaire en avait fait son quartier général pour l'ouest du pays. Pour Jalel Harchaoui, chercheur au Clingendael Institute de La Haye et spécialiste de la Libye, la victoire de Tripoli «est une avancée à la fois militaire et stratégique qui aura des répercussions régionales». Stratégique car elle permet aux troupes de Fayez Al Sarraj de contrôler presque toute la Tripolitaine et à la Turquie de sanctuariser sa présence dans la région, si toutefois tel était son objectif. Les victoires enregistrées ces dernières semaines par le GNA ne s'expliquent pas uniquement par le rôle joué par les mercenaires ramenés de Syrie et la qualité des stratèges militaires turcs dépêchés auprès de Fayez Al Sarraj. Ces succès retentissants n'auraient pas été possibles sans l'appui aérien fourni par Ankara aux forces de Fayez Al Sarraj. La majorité des spécialistes s'accordent sur le fait que les dizaines de drones tueurs Bayraktar 2 et Anka-S mis à la disposition de Tripoli par le président Erdogan et les frégates turques patrouillant au large de la capitale libyenne ont été décisifs dans la reprise, à titre d'exemple, de la base stratégique d'Al Watiya. «La Turquie a fait preuve d'un indéniable savoir-faire technologique, auquel s'est ajoutée une capacité d'adaptation sur le terrain. On sent une armée très organisée, très avancée», reconnaît Jalel Harchaoui dans un post sur son compte Twitter. Désaveu tribal On parle très peu aussi du rôle joué par les tribus de l'Ouest libyen dans les victoires du GNA. Pourtant, elles ont rendu la tâche difficile à Haftar et à ses unités sur le terrain. Au fil du temps, ces tribus lui ont pratiquement toutes tourné le dos. Il a essuyé un véritable désaveu tribal. Khalifa Haftar commence à faire grincer des dents, y compris dans son propre camp. Ce constat fait d'ailleurs dire à certains observateurs que l'homme fort de l'Est libyen « a hypothéqué ses chances de gagner la guerre». Après la bérézina subie par ses troupes, Khalifa Haftar a été en tout cas contraint de revoir ses plans. Il ne compterait plus à l'avenir sur les éléments de la société militaire privée russe Wagner. D'où, expliquent certains experts militaires, leur retrait de la ligne de front. Selon un communiqué des forces du GNA publié lundi, «un avion cargo militaire de type Antonov 32 a atterri à Bani Walid» pour évacuer «des mercenaires du groupe Wagner vers une destination inconnue». On parle de la base militaire de Jufra. Cette «extraction» concerne également les mercenaires syriens pro-Bachar. En tout, ils seraient entre «1500 à 1600 mercenaires». Dans une déclaration à El Watan, Jalal Harchaoui attire cependant l'attention sur le fait que rien n'est encore joué dans ce conflit. Pour lui, «le recul des mercenaires russes est tactique». En somme, selon Jalal Harchaoui, «le départ des éléments de Wagner ne signifie pas le désengagement de Libye de Moscou». Le chercheur mentionne par ailleurs que «les forces de Khalifa Haftar sont également en train de croître». Il n'y a pas que sur le terrain militaire que Khalifa Haftar connaît des déconvenues. Sur le terrain politique, la situation commence aussi à changer en sa défaveur. La Maison-Blanche qui avait un temps fermé l'œil sur son offensive contre Tripoli commence à changer de position. Ce changement est d'ailleurs perceptible dans la déclaration faite le 17 mai par l'ambassadeur américain en Libye, Richard Norland, au quotidien arabophone AlQuds al Arabi. «Je pense que Haftar est assez intelligent pour se rendre compte que son influence diminue chaque jour (…). Les pays qui le soutiennent ont commencé à se rendre compte que leurs objectifs de lutte contre le terrorisme ont été sapés par l'attaque de l'ANL [contre Tripoli]», avait-il déclaré. Une manière sans doute très polie de dire que l'ancien général de Mouammar El Gueddafi est grillé.