Introduction Les doubles chocs pétrolier et sanitaire de mars 2020 ont plongé le pays dans une super crise, avec son cortège de croissance négative, hausse du chômage et montée de la pauvreté. Cette situation de vulnérabilité extrême est en fait le résultat de nombreux facteurs qui plongent leurs racines dans l'histoire économique post indépendance du pays. En effet, ce n'est pas faute de ressources financières et d'investissements de ces dernières dans des proportions importantes (environ 35% du PIB) entre 1962 et 2019 pour un retour sur investissement faible (une croissance moyenne de 4,1% en 58 ans) alors que la population a évolué en moyenne de 2,1% pendant la même période. Face aux défis auxquels fait face le pays et dans un contexte difficile sur les plans domestique et international, il est donc crucial pour les décideurs et les concepteurs des politiques économiques d'avoir une bonne compréhension de la croissance, de ses mécanismes, de ses déterminants et de ses sources. Cela ouvrira la voie à des politiques publiques appropriées pour créer les conditions idoines d'un retour à une croissance économique forte, durable et inclusive au cours des années à venir, seule en mesure de traiter la question de l'emploi et de la lutte contre la pauvreté. Survol de l'histoire économique du pays depuis 1962 à nos jours Deux grandes périodes se dessinent : (1) la période 1962-1989 qui est celle de la construction d'une économie d'état et (2) la période de 1990 à nos jours qui voit la lente déconstruction de l'économie d'état et le lancement d'un processus de migration vers une économie libérale. Construction d'une économie d'état (1962-1989). Afin de rompre avec le schéma d'extraversion hérité de la période coloniale, une stratégie de développement a été mise en œuvre à partir de 1962 qui s'était articulée en quatre temps : (i) une phase d'urgence (1962-1965) devant répondre aux besoins fondamentaux d'une population considérablement éprouvée et appauvrie par le long conflit ; (ii) le plan triennal (1967-1969) visant à réduire les inégalités régionales et préparer la voie à la planification des investissements ; (iii) les plans quadriennaux (1970-1973 et 1974-1977) visant à engager des investissements importants pour construire un modèle de développement fondé sur la substitution des importations au centre duquel l'Etat joue un rôle clé pour déclencher et soutenir le processus d'industrialisation (basé sur le concept «d' industries industrialisantes») tout en favorisant un développement technologique poussant à l'intégration économique des différents secteurs d'activité. En conséquence, des dizaines de sociétés nationales ont été créées, pour constituer l'épine dorsale de l'économie. Cette stratégie de développement était financée par la rente pétrolière et reposait également sur le principe fondamental de la soustraction aux macro-indicateurs (prix et inflation, taux de change, croissance, monnaie et taux d'intérêt) qui assurent le suivi de la gestion d'un pays. Si le processus de transformation de l'économie était séduisant théoriquement, il en était tout autre dans la réalité. Ce modèle s'essoufflera à la fin des années 1980, en raison de plusieurs facteurs, dont la lourdeur du processus de planification, l'absence d'une capacité technique et administrative à même de maîtriser la mise en œuvre de nombreux projets surdimensionnés aux technologies complexes, générant retards et surcoûts financiers considérables, la dépendance alimentaire, la faible intégration intersectorielle, une production industrielle en deçà de ses capacités et un endettement extrêmement élevé ; et (iv) une planification indicative par le biais de deux plans quinquennaux 1980-1984 et 1985-1989 pour parer aux échecs et insuffisances accumulés pendant la phase d'accumulation centralisée des années 1970s. Déconstruction de l'économie d'état et migration vers une économie libérale (1994-2019) : l'effondrement des prix mondiaux du pétrole en 1986 a mis un frein au recalibrage du modèle de développement centralisé en exacerbant les déséquilibres macroéconomiques qui ne pouvaient plus être ignorés, notamment la surévaluation du taux de change réel et l'alourdissement du fardeau de la dette extérieure. La mauvaise gestion du choc pétrolier de 1986 (mesures partielles prises avec retard et sans conviction et refus d'introduire un peu de flexibilité dans le fonctionnement de l'économie nationale) ont conduit les autorités à solliciter au début de 1994 l'appui du FMI dans le contexte d'un accord de stand-by (1994-1995) et d'un second accord au titre de la facilite de financement élargie (1995-1998). Le programme appuyé par le FMI marque le démarrage de la seconde grande période de l'histoire économique du pays. Cette rupture avec le passé avait été opérée sous la contrainte et ne résultait pas d'un choix stratégique délibéré. Elle a d'ailleurs très vite coïncidé avec la remontée spectaculaire du prix du pétrole, conduisant à une pause dans les réformes pendant les dernières 20 années. Le pays vit des résultats de la première génération de réformes introduites entre 1994 et 1998, alors que le monde a considérablement changé. Cela donne la mesure des efforts à accomplir pour moderniser notre économie et la rendre plus performante. Indicateurs de croissance économique et d'emploi entre 1962 et 2019 L'analyse de l'évolution globale de la croissance économique, de l'emploi et de la population va être saisie par décennie : (1)- Période 1962-1969 : la première décennie de l'Algérie post indépendance est consacrée par les autorités pour, dans un premier temps, satisfaire les besoins urgents de la population et, dans un second temps, niveler les déséquilibres régionaux. Au cours de cette décennie, le taux de croissance moyen est de 6,3% tiré par l'investissement (taux moyen d'investissement de 26,2% du PIB). Avec un accroissement de la population de 2,7%, le revenu par tête d'habitant passe de $172 en 1962 à $303 en 1969. Le taux de chômage moyen se situait à environ 32% ; (2)- Période 1970-1979 : est la décennie de la création d'une capacité productive nationale par le biais d'un effort d'investissement colossal (41,7% du PIB en moyenne) qui se traduit par un taux moyen de croissance de 7,2%. La population, pour sa part, a enregistré un taux d'accroissement de 2,9%, favorisant de nouveau une amélioration du revenu par tête d'habitant qui passe de $336 en 1970 à $1,783 en 1979. Le taux de chômage moyen passait à 21% ; (3)- Période 1980-1989 : une décennie consacrée à la correction des déséquilibres macroéconomiques hérités de la décennie précédente, objectif contrecarré par le choc pétrolier de 1986. La chute du taux d'investissement à 33,9% du PIB a contribué à faire baisser la croissance moyenne de 2/3 à 2,5%. Compte tenu du taux d'accroissement de la population qui est monté à 3%, le revenu par tête d'habitant a stagné passant de $2,203 en 1980 à $2.215 en 1989. A fin 1989, le taux de chômage moyen se situait à environ 17,2 % ; – (4) Période 1990-1999 : la décennie qui consacre la fin du processus de construction d'une économie d'état et le lancement d'un processus de migration vers une économie libérale avec en toile de fond une situation sécuritaire dangereuse. Reflétant un taux moyen d'investissement en continuelle baisse (28,6% du PIB), la croissance économique s'est située à environ 1,6% en moyenne (la plus faible de toute l'histoire économique du pays). Bien que la croissance de la population ait considérablement baissé (1,4%), le niveau de vie la population a aussi enregistré une baisse considérable passant de $2,408 en 1990 à $1,588 en 1999. Le chômage repartait à la hausse pour atteindre 26% ; – (5) Période 2000-2019 : la décennie du retour progressif à la sécurité et du super cycle des produits de base dont le pétrole qui entamé une hausse spectaculaire. Entre 2000 et 2009, l'investissement reprend pour atteindre 32,5% du PIB et poussait la croissance à 3,9% en moyenne. Entre 2010 et 2019, l'effort d'investissement se poursuit pour se situer à 44,9% du PIB en moyenne (un niveau plus élevé que celui des années 1970). De façon surprenante, la croissance est plus faible atteignant uniquement 2,9%. Du fait d'une progression de la population de 1,4% (entre 2000-2009) et de 2% (entre 2010-2019), le revenu par tête d'habitant enregistre une hausse de $1,765 en 2000 à $3,883 en 2009 et une baisse de $4,480 en 2010 à $4,114 en 2019 (après avoir enregistré un pic de $5,500 en 2013) en reflet du choc pétrolier. A fin 2009, le chômage baissait pour atteindre 18,7% et 10,8% à fin 2009 et fin 2019, respectivement (taux le plus bas depuis l'indépendance). Evaluation : l'analyse du profil de la croissance de l'économie algérienne au cours de la période 1962-2019 fait ressortir ce qui suit : (1) Un taux annuel moyen de réinvestissement de la richesse du pays de 34,7% n'a produit qu'un taux annuel moyen de croissance de 4,1%, reflétant l'inefficience de l'investissement public au fil des décennies. Même si la population a crû de 2,3 %, les gains en termes de niveau de vie sont en deçà des anticipations. Avec un revenu par tête d'habitant de $4,114 en 2019, l'Algérie se situe en 82e position dans le classement de l'indice de développement humain du Pnud ; (2) Si l'investissement a constitué tout au long de cette période le moteur principal de la croissance, la consommation va devenir un second moteur au cours des années 2000, supplantant le commerce extérieur qui va peser négativement sur la richesse nationale au cours de ces trois dernières années ; (3) La demande intérieure est un levier-clé de la croissance. La consommation finale a contribué en 2018 à environ 1,1 point de croissance, dont 0,3 point pour le secteur public et 0,8 point pour la consommation privée. La «commande publique» joue un moindre rôle dans la détermination de la croissance ; (4) L'analyse sectorielle de la croissance fait ressortir l'importance de l'agriculture, l'industrie, les hydrocarbures, la construction et les services non marchands dans la formation de la valeur ajoutée entre 1962-1999. Au cours de ces 20 dernières années, en revanche, la création de la richesses nationale est primordialement le fait de l'agriculture, du BTP et des services marchands (50,3 % du PIB) ; et (5) fait nouveau, la part du secteur privé dans le PIB a évolué de façon significative pour atteindre en 2019 40 %. Facteurs généraux de la croissance économique : La croissance économique est globalement le résultat de la contribution de plusieurs facteurs, notamment (i) les conditions initiales de l'economie ou la base de départ : si cette dernière est faible, il y a un effet de rattrapage ; (2) le capital humain : capturé par la démographie, l'éducation et la santé, variables importantes pour disposer de ressources humaines en mesure de travailler et d'une capacité de création, d'absorption et d'utilisation des nouvelles technologies ; (3) le stock de capital physique qui dépend principalement du taux d'investissement ; (4) la stabilité macroéconomique de l'économie (fondamentaux sains tels que le taux d'inflation, le déficit des finances publiques et de la balance des paiements, les distorsions du taux de change et l'endettement extérieur) ; (5) les politiques structurelles et des institutions de qualité (profondeur financière, ouverture commerciale, taille de l'Etat illustrée par la part des dépenses de l'état par rapport au PIB , qualité des services publics et des infrastructures) ; (6) la gouvernance mesurée par des indicateurs comme la prévalence de la loi et de l'ordre, la qualité de l'administration, le niveau de la corruption et la responsabilité des pouvoirs publics) ; et (7) l'innovation et les nouvelles technologies de l'information dont l'impact sur la productivité et donc le niveau de la croissance sont importants. Les performances de l'Algérie par rapport à ces facteurs : De façon globale, la contribution à la croissance des divers facteurs est la suivante : capital et travail (75%) ; développement technologique (4% environ), facteurs macroéconomiques et structurels (21%). Si des efforts marquants sont à noter pour ce qui est des facteurs capital et travail, en revanche des faiblesses notoires caractérisent le maintien des fondamentaux macroéconomiques (déficits colossaux des finances publiques et des comptes extérieurs, taux de change surévalué, canal de transmission de la politique monétaire faible), le cadre des affaires contraignant (157e place sur 190 dans le Doing Business 2019 de la Banque mondiale) et les structures économiques qui manquent de flexibilité (faiblesse de la profondeur et de l'inclusion financière, ouverture commerciale limitée), technologie d'introduction récente et faiblesse des indicateurs de gouvernance économique (tel que rapporté par la Banque mondiale). Propositions pour booster la croissance en Algérie en investissant mieux et en se dotant d'une meilleure gouvernance économique La croissance n'est pas une fatalité et n'est pas tributaire des ressources naturelles dont est doté le pays. Elle est le résultat d'abord et avant tout des choix stratégiques arrêtés et des politiques mises en place par le pays. En effet, des points de croissance peuvent être gagnés par des améliorations au niveau de toutes les sources de croissance, y compris le capital et le travail et la qualité de la gouvernance. Les propositions dans ce sens sont les suivantes : (1) articuler une stratégie de développement provisoire pour la période 2021-2025 afin de donner au pays la visibilité économique vis- à vis des citoyens et des partenaires internationaux ; (2) établir des objectifs macroéconomiques crédibles pour les 5 prochaines années (croissance, inflation, finances publiques, balance de paiements, niveau des réserves internationales de change) ; (3) entreprendre des réformes macro structurelles pour renforcer la gestion macroéconomique (recouvrement des recettes, gestion des finances publiques, gestion de la dette, gestion de la liquidité, meilleures transmission de la politique monétaire) : (4) mettre en œuvre des réformes structurelles ambitieuses pour améliorer le cadre des affaires, attirer l'investissement privé domestique et international et renforcer la gouvernance économique : (5) définir des nouvelles politiques sectorielles avec un focus sur l'agriculture, le manufacturier, les services et les secteurs sociaux et des investissements conséquents dans le numérique et le vert ; et (6) prendre des mesures pour accroître la taux de participation, notamment celui des femmes. Parallèlement, il faut se doter de capacités techniques de suivi macroéconomique et de gestion des crises afin de pouvoir formuler des réponses aux chocs et aux développements économiques et financiers inattendus en temps opportun. Ces réformes prennent des années pour produire des effets et il faut donc commencer à les mettre en place au plus tard des 2021. Elles sont incontournables. Par Bessaha Abdelrahmi Macro-économiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités.