-Mohand Saïd Lechani, un de vos aïeux, était instituteur et grand militant. Il était élève et compagnon de grands berbéristes du siècle dernier. Racontez-nous ses débuts et son contact avec l'école de la troisième république… Mohand Saïd Lechani est né en 1893. Enfant, il fréquenta l'une des toutes premières écoles coloniales ouvertes en Kabylie, construite à Irdjen, dans le département de Fort National, en 1874. Lechani passa le «Certificat d'études indigène», puis rentra à l'Ecole normale de Bouzaréah dans la section indigène où il fut confronté à la ségrégation entre communautés européenne et locale et à un enseignement éducatif à deux vitesses. Il se distingua malgré tout par d'excellents résultats, résultats qui feront de lui un brillant instituteur normalien, un pédagogue et un écrivain visionnaire. Nommé en 1912 instituteur dans la plaine de la Mitidja, il y rencontra Emile Laoust, linguiste et spécialiste des parlers berbères d'Afrique du Nord ; ils se lièrent d'amitié. Laoust l'initia très tôt aux thèses de Jaurès, et c'est ainsi que Lechani adhéra à la section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), Ligue de défense des droits de l'homme et du citoyen et au Syndicat des instituteurs de France. -Lechani a cofondu la revue La Voix des humbles. Comment s'est constituée cette équipe d'instituteurs autour de lui ? La création en 1922 de la revue La Voix des humbles par Lechani et Faci, jusqu'à son interdiction en 1939 par le régime Pétain, est à inscrire en lettres d'or dans les annales de l'histoire de l'Algérie. Dix-huit ans de longévité, durant lesquelles était réunie autour de lui une équipe d'instituteurs et de collaborateurs totalement dévoués à la cause de cette revue, à l'image de Tahrat, Belhadj, Makaci, Amrouche et Zenati. Cette équipe s'était distinguée par son efficacité, sa régularité, sa stabilité et son engagement sans faille. Une revue mensuelle dédiée à la promotion de l'égalité entre instituteurs d'origines européenne et algérienne et à la suppression du statut d'instituteur indigène, sera la voie de l'émancipation et de la revendication socio-économique du personnel instituteur «indigène». L'audience de la revue s'étant élargie très rapidement, Lechani s'exposa aux foudres de l'administration ets e voit ainsi privé pendant vingt ans de toute promotion au choix, pour cause de «trois blâmes» récoltés pour «activités extrascolaires», allusion faite à ses activités militantes et politiques, et ce, malgré ses excellentes notes d'inspection. -Dans son livre La nuit coloniale, Ferhat Abbas parle de ces instituteurs qui défendirent le droit à l'égalité et qui participèrent par l'école à l'émancipation de la société «arabo-berbère». A travers ce périodique socio-éducatif des instituteurs d'origine algérienne, Lechani défendait l'école indigène. Un commentaire ? L'analyse de l'action et du parcours de l'instituteur «indigène» que fut Lechani sont indissociables de son engagement politique et syndical. On ne peut comprendre les origines d'un tel choix que par un retour sur un examen des débats politiques, éducatifs, idéologiques et culturels qui se sont déployés dans l'histoire de la colonisation algérienne. A l'époque, les Algériens non naturalisés ne pouvaient présenter le certificat d'aptitudes pédagogiques et ne pouvaient enseigner qu'aux «indigènes». Il obtint, pourtant, le droit de passer le CAP en 1915, à la condition d'accepter de rester dans le corps des «instituteurs indigènes». Son combat, en effet, se développa avant tout sur le terrain scolaire et ne pouvait être éclairé qu'à partir de luttes au plus près du terrain des populations et des élèves. Il s'opposait à toute forme d'oppression et de discrimination scolaire, et n'ayant en vue que l'intérêt des enfants qui leur étaient confiés : la transmission des savoirs, des valeurs universalistes, de progrès et de modernité auxquels il s'était lui-même abreuvé tout en sauvegardant le patrimoine berbère. Lechani mit toute sa force et son énergie pour mettre à bas les injustices ontologiques de l'école coloniale. Il dénonçait avec intelligence une langue à deux vitesses et cherchait avec patience et persévérance à adapter la méthode globale au contexte de l'école coloniale. Pour lui, il fallait faire disparaître la plus redoutable des inégalités d'éducation : le deuxième collège. Cet éducateur prolétarien, véhiculait une certaine idée de l'école, celle d'un enseignement égal pour tous, une école ouverte à tous sans discrimination et qui ne soit pas au rabais. En 1945, il représenta la Kabylie au conseil général d'Alger, à l'Assemblée financière et à la commission supérieure des réformes musulmanes. Il continua à mener inlassablement ce juste combat jusqu'à son couronnement en 1949, par la fusion des enseignements primaires. Ce fut une grande victoire contre la ségrégation scolaire qui consacra l'école unique pour tous les scolarisés d'Algérie, sans distinction de race ni d'origine. A cet égard, il fut un éveilleur de consciences qui avait contribué amplement au processus de maturation politique. Nombre des catégories de l'élite algérienne, les nationalistes en premier lieu, se retrouvèrent au-devant de la scène de la guerre de Libération nationale et revendiquèrent les savoirs et les principes appris auprès de lui comme guide de leur engagement et de leur action patriotique. Ainsi, parmi ses élèves, à l'école Brahim Fatah d'Alger où il exerça à l'époque dans les années 1930, plusieurs s'engagèrent dans le combat libérateur, et particulièrement à la Bataille d'Alger, à l'instar de Mohamed Ferhani, Abderrezak Hahad, ou encore Abderrahmane Taleb, le redoutable chimiste de la zone autonome d'Alger. -La guerre venue, Lechani s'engagea dans la combat libérateur. Parlez-nous de cette période… Depuis les années 20', il fut de tous les combats d'émancipation et de modernisation. Il militait contre la ségrégation scolaire, pour les droits civiques et la suppression du deuxième collège. Son implication dans la lutte de Libération nationale est le cheminement naturel de son parcours. En effet, en septembre 1955, il fut signataire de la motion des «61», rejetant ainsi la politique d'intégration prônée par Jacques Soustelle et démissionna avec fracas de ses mandats politiques en décembre 1955. A l'appel du Front de libération nationale (FLN), il rejoignit le gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) à Rabat en 1958, où il s'investit pleinement dans les questions d'éducation et de culture. A l'indépendance, il décida de se retirer de la vie politique après avoir refusé les charges de hautes fonctions du pays, en raison de profondes divergences d'approches éducatives et politiques avec les tenants du pouvoir. Pour lui, la société projetée devait-être pluraliste, libérale, moderne et laïque et son modèle appartenant à la tradition républicaine. Toutefois, il reprit du service pour aider au difficile démarrage de l'éducation nationale dans l'encadrement scolaire en qualité de conseiller pédagogique bénévole dans l'Académie d'Alger. Il entama avec deux de ses collègues, M. Zehrat et M. Aït ouyahia, la confection d'un dictionnaire de la langue kabyle, travaux remis à Mouloud Mammeri à qui il prêtera, au début des années 1970, un concours actif, et en qui il voyait la relève dans le domaine des études berbères et des recherches linguistiques. -Lechani était un rédacteur confirmé... Berbérisant et socialiste de tendance jaurésienne, Lechani a à son actif plusieurs études et écrits linguistiques, littéraires, ethnographiques, pédagogiques et de réflexions politiques d'un grand intérêt. Six textes fondamentaux portant sur l'enseignement sont édités en France dans un ouvrage d'ensemble intitulé Du bon usage de la pédagogie préfacé par Anne-Marie Chartier, docteur en science de l'éducation, enseignant-chercheur et maître de conférences au service de l'histoire et de l'éducation de l'INRP. C'est un document inédit qui apporte un éclairage sur l'histoire de la pédagogie Freinet, du mouvement syndical enseignant et des luttes pour la décolonisation. Dans l'un de ses travaux à propos de l'identité et la pérennité de la langue, Lechani écrit : «... On a essayé en vain durant des siècles et des siècles d'attenter à l'âme des habitants et à leur langue. Cette âme rebelle a résisté et ses moyens d'expression n'ont pas disparu. Cette forme de résistance à l'invasion, à l'occupation, à l'oppression constitue le caractère spécifique du nord de l'Afrique en général, et de l'Algérie en particulier...» Plus loin, un extrait qui illustre d'une façon saisissante la résistance de la langue berbère face aux multiples conquêtes coloniales. Il mettra particulièrement en relief le patrimoine commun et la profondeur historique berbère du Maghreb. «... l'aire géographique du berbère reste encore aujourd'hui (....) ce qu'elle était autrefois. L'âme des habitants n'a pas changé non plus. C'est tout juste si, par endroits, elle s'est couverte d'un vernis étranger qui a tenté de l'étouffer. Mais dès qu'on gratte un peu, on la retrouve telle qu'elle était il y a des siècles. Et les ressemblances, les similitudes qu'on retrouve un peu partout chez les populations maghrébines aussi bien dans les mœurs et les coutumes prouvent l'unité de cette vaste aire géographique et des populations qui l'habitent...». A propos de la conception politique de l'Algérie indépendante, Lechani enchaine «... L'Algérie maintenant indépendante. La souveraineté du pays reconquise (....) Il faut reconstruire(...) Et pour cela il faut élire une Constituante (…) il n'y a pas suffisamment de recul dans le temps pour faire apparaître les nouvelles élites. Je pense qu'un scrutin de liste sera préférable aux candidatures individuelles (…) il faudra donc définir la nature du pouvoir et le rôle des collectivités locales…)». S'agissant de laïcité, il écrira : «… L'Etat doit-t-il être laïque ? Les mots laïcs et laïcité font très souvent peur aux croyants. Ils y voient un ensemble de lois restreignant la liberté religieuse et portant atteinte à leur foi (...) La laïcité n'a qu'un seul but : séparer le domaine spirituel du domaine temporel, cantonner les affaires religieuses dans leur domaine propre ; … éviter qu'un cléricalisme envahissant et fanatique ne tente d'imposer sa loi aux citoyens de religions différentes ou qui ne pratiquent aucune religion (...) Il est indispensable que l'Etat veille à empêcher toute extension dangereuse du pan-islamisme, du sionisme ou des mouvements chrétiens à tendance politiques extranationales...». Ses écrits et ses réflexions demeurent d'une brûlante actualité et sa pensée est plus actuelle que jamais ! -Pourra-t-on attendre une biographie de Lechani ? La famille de Lechani a remis à Salem Chaker, directeur du Centre de recherche berbère «André Basset» à l'Institut des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, cinq cahiers de notes qui représentaient une partie de ses documents et travaux. Ils traitaient, entre autres, des considérations sur la langue berbère, de la pérennité de la langue et de conceptions politiques. D'autres productions ne sont toujours pas répertoriées, à l'instar d'une partie de ses écrits dans la revue La voix des humbles, ses contributions dans Alger Républicain et les lettres qu'il échangeait avec les instituteurs. La recherche historique est une œuvre qui s'inscrit dans le temps long, j'ose espérer qu'au bout de ce long périple et exaltant travail de mémoire, nous parviendrons à l'écriture biographique de cet auguste personnage aux multiples facettes que fut Mohand Saïd Lechani : instituteur d'abord, pédagogue, et syndicaliste ensuite, militant socialiste émancipateur, farouche partisan des droits civiques, et enfin combattant indépendantiste. Aujourd'hui, trente-cinq ans après sa disparition, il demeure méconnu d'un large pan de la société algérienne. Ses travaux pédagogiques et linguistiques sont inexistants dans les manuels scolaires et aucune institution publique à ce jour n'est baptisée de son nom. On ne peut bâtir une nation sans mémoire nationale ! Entretien réalisé par Nadir Iddir