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Miloud Brahimi. Avocat et ancien président de la Ligue algérienne des droits de l'homme : «Il faut que le pays se démocratise pour aspirer à une justice indépendante»
Entretien
Publié dans El Watan le 30 - 08 - 2020

Dans cet entretien, l'avocat Miloud Brahimi revient sur la lancinante question de l'indépendance de la justice qui ne peut, selon lui, se faire sans démocratie. «La justice du téléphone n'est, dit-il, ni un scoop ni un secret.» Il dénonce le recours abusif à la détention provisoire et se réjouit de l'annonce faite par le président Tebboune concernant la dépénalisation de l'acte de gestion. L'Algérie, selon lui, est dotée de beaux textes de loi, mais leur application fait défaut. Miloud Brahimi dénonce la condamnation de Khaled Drareni et compte voter pour le nouveau projet de révision de la Constitution.
-Notre système judiciaire a essuyé beaucoup de critiques. On parle d'une «justice aux ordres», ou encore de «la justice du téléphone» ! Concrètement, dans quel état se trouve aujourd'hui l'appareil judiciaire ?
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il est dans un état catastrophique, mais il est dans un mauvais état. C'est un grand chantier qui nécessite en urgence une réforme sérieuse. C'est au nom de l'indépendance de la justice que la loi n'est pas appliquée et je peux vous dire que pour le moment rien n'a changé ! La justice aux ordres, ce n'est ni un scoop ni un secret. Ces pratiques ont toujours existé et elles ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Il s'agit d'une évolution d'ensemble. Une évolution que l'on ne peut cantonner seulement à la justice. Il faut que tout évolue en même temps. Il faut que le pays se démocratise pour aspirer à une justice indépendante. Regardez, il n'existe pas de justice indépendante dans un pays qui ne soit pas démocratique. La démocratisation implique une meilleure justice, c'est-à-dire le respect des textes. La justice évoluera en fonction de l'évolution du pays. Si l'on va vers plus de démocratie, nous irons vers une meilleure justice. Si ce n'est pas le cas...
-Vous dites qu'il faut une réforme sérieuse du système judiciaire. Cette réforme est-elle à l'ordre du jour ?
Non. Du moins actuellement, il n'y a aucune réforme de la justice, mais la meilleure réforme que l'on puisse espérer, c'est tout simplement l'application de la loi dans toute sa vigueur. Une loi qui va de la Constitution jusqu'aux différents codes. Aussi, il faut dire que la vraie réforme est plus dans les esprits que dans les textes. Cela, même si plusieurs textes sont à réformer. Je vous donne un double exemple pour illustrer mes propos : pour la détention préventive, les textes sont parfaits mais ils ne sont pas appliqués. Autre chose, la dépénalisation de l'acte de gestion : en 2011, le Président déchu avait annoncé la dépénalisation de l'acte de gestion. Malheureusement, cette directive n'a pas été suivie d'exécution. Aujourd'hui, le président Tebboune vient d'annoncer la dépénalisation de l'acte de gestion. Je serai heureux de le voir réussir là où son prédécesseur a échoué, et que l'on se débarrasse de ce mauvais texte qui pénalise les opérateurs économiques. Des centaines de cadres et gestionnaires ont perdu leur liberté et leur travail pour de prétendues fautes de gestion.
-La problématique de la détention provisoire, une mesure exceptionnelle devenue au fil des années la règle, s'est-elle aggravée ces derniers temps ?
Nous pensons qu'il y a une aggravation pas plus qu'il y a une atténuation. La détention provisoire continue à être pratiquée systématiquement en violation de la Constitution et du code de procédure. La Constitution et le code pénal en font une mesure exceptionnelle, mais c'est devenu la règle et cette mesure est appliquée depuis que je suis avocat : depuis 52 ans. C'est-à-dire depuis toujours. Je défends des cadres supérieurs, des ministres... ils sont très nombreux, je ne vais pas citer de noms. Eh bien, très honnêtement, aucune de ces personnes ne mérite d'être en détention préventive. Par la suite, c'est à la justice de faire son travail : si la personne est coupable, elle la condamne, sinon elle est libre.
-Pourquoi ce recours abusif à la détention provisoire ?
Pourquoi le recours abusif à la détention provisoire ? Il faut poser cette question à ceux qui s'y adonnent ! Mais je vais répondre. En Algérie, la loi est très claire, mais depuis l'indépendance de ce pays, elle est systématiquement violée. C'est dramatique, mais nous en sommes là ! Il y a une sorte d'approche culturelle de la justice vis-vis du justiciable algérien. Quelque part, on voit dans le justiciable un ennemi de la société ou de la justice, et cette dernière se croit obligée de justifier la détention d'une personne. C'est une vérité. Aujourd'hui, il faut que les gens comprennent que le recours à la détention provisoire peut entraîner à la mort. L'équation qui se pose en ce moment est la suivante : la violation de la présomption d'innocence implique une détention préventive, qui se transforme souvent en condamnation préventive, et celle-ci peut devenir une condamnation à une peine de mort, le coronavirus aidant. Les exemples ne manquent pas. Ce qui est arrivé à la prison d'El Harrach et dans d'autres prisons aurait pu être évité si la justice de mon pays était indépendante !
-Vous militez depuis longtemps pour bannir l'usage abusif de la détention provisoire, mais rien n'a été fait. Pourquoi, à votre avis ?
Cela renvoie d'abord à un problème culturel. Ensuite, depuis 1962, les pouvoirs publics n'ont absolument rien fait pour faire appliquer la loi. Nous sommes dans un pays où l'on s'offre de très beaux textes parce que quelque part nous savons qu'ils ne seront jamais appliqués sur le terrain. On se fait juste plaisir, et c'est malheureusement le cas pour la détention préventive.
-La situation diffère-t-elle d'un tribunal à un autre, ou d'un juge à un autre ?
Non, pas vraiment. Il n'y a pas beaucoup de différence. Il y a un recours quasi pavlovien à la détention préventive dans des affaires qui ne méritent pas l'application d'une telle procédure.
-Le président Tebboune a annoncé la dépénalisation de l'acte de gestion, qui est votre cheval de bataille. Avez-vous espoir de voir la situation évoluer dans le bon sens ?
J'ai de l'espoir. Actuellement, les choses évoluent peut-être lentement, je vous donne deux exemples extrêmement importants. Le président de la République a parlé de lettres anonymes qu'il destine au broyeur ; pour moi, c'est un grand pas. Pourquoi ? Il n'y a pas longtemps, on s'est retrouvé à se bagarrer avec un magistrat instructeur au niveau de la Cour suprême à propos d'une lettre anonyme datant de 2011, qu'il a voulu soumettre à un justiciable, en l'occurrence un ancien ministre... le Président a également évoqué la dépénalisation de l'acte de gestion. C'est une avancée si on arrive à concrétiser cela sur le terrain. Des cadres et gestionnaires vivent de véritables drames. Dans les années 1980, notamment à l'époque où Ahmed Ouyahia était ministre de la Justice, plusieurs cadres ont été incarcérés.
C'était une période infernale. J'ai assisté au jour le jour à des dizaines de détentions, de condamnations et si on arrive à dépénaliser l'acte de gestion, ce serait un progrès extraordinaire. Il ne s'agit pas de faire échapper les cadres et gestionnaires ou quiconque à la peine qu'ils méritent en cas de corruption. Nous n'avons jamais demandé la dépénalisation de la corruption, mais plutôt l'acte de gestion. Pour moi, il est très mal placé pour apprécier de la qualité d'un acte de gestion. En 2020, nous continuons à mettre en prison des gens pour des actes de gestion. C'est regrettable ! En tout cas aujourd'hui, nous espérons et attendons les changements promis.
-Le journaliste Khaled Drareni a été condamné à trois ans de prison ferme pour «incitation à attroupement non armé» et «atteinte à l'unité nationale». Un commentaire ?
C'est une condamnation qui n'a aucun sens. En plus, cette condamnation est très préjudiciable à la politique que mène Tebboune. Le Président fait l'éloge d'une nouvelle Algérie, mais la nouvelle Algérie suppose, exige et demande une justice nouvelle, et cette justice nouvelle ne peut pas s'accommoder de condamnation comme celle de Khaled Drareni. Incompréhensible. Depuis 52 ans, au barreau, je n'ai jamais pris connaissance d'une peine aussi lourde prononcée à l'encontre d'un journaliste.
-Le référendum sur le projet de révision de la Constitution est fixé pour le 1er novembre. Que pensez-vous du contenu et de la démarche suivie ?
Cette mouture est rédigée par des experts d'une grande compétence sur le plan juridique et qui sont incontestablement des démocrates. Je vais voter pour. Seulement où réside le problème : ce n'est jamais dans le contenu, mais dans l'application. Les contenus de toutes les lois de ce pays ne sont pas mauvais. Nos Constitutions sont belles, nos lois également, mais leur application fait défaut. La preuve, nous avons vu un Président élu pour deux mandats et avant de finir le deuxième, il a changé la Constitution pour pouvoir briguer autant de mandats qu'il voulait. Là aussi, j'ai des raisons d'être optimiste. Vous avez suivi la déclaration du Président qui a dit qu'il ne comptait pas s'éterniser au pouvoir, c'est extrêmement important, ce qui veut dire qu'il ne va pas changer de Constitution pour se maintenir au pouvoir au-delà du raisonnable.
Entretien réalisé par Nabila Amir


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