«Suis ton chemin et ne t'y couche que pour mourir.» (Colette) Il a connu les houles de la deuxième moitié du siècle dernier. Il avait le doute et la foi. Il nous reçoit chez lui, à Blida, en ce mardi, brumeux 10 novembre 2020. Mohamed, à 89 ans, la mémoire toujours en éveil, n'a presque rien oublié. Il nous raconte sa militance avec une conviction tenace, en répétant que tout ce qu'il a fait, c'est en toute conscience, en toute liberté. Son récit, qui est exaltant et extraordinaire, ne s ‘est nullement perdu dans un flou d'impressions et de souvenirs. Il raconte, comme si c'était hier. Hier, c'était dimanche 27 mai 1957. Une belle journée ensoleillée au stade de Colombes, dans la région parisienne où se disputait la finale de la coupe de France de football, opposant Toulouse à Angers. Mohamed est là, devant nous. Sa bonté rayonne et parait aussi visible que sont visibles ses grands yeux noirs. Il avait 26 ans lorsqu'il a fait sensation et chambardé les rédactions si friandes de scoops en exécutant l'ordre du FLN et Ali Chekal. C'est à cet âge où émerge l'idée de changer le monde ou de changer son monde qui galvanisait une partie de la jeunesse, conscientisée, avide de gommer les vilenies et les ruines d'un colonialisme abject. A cette époque, Mohamed rêvait avec d'autres, mus par un espoir têtu, de surmonter les plus dures épreuves. Laissons parler Mohamed. Il a beaucoup à raconter, surtout sur la construction de sa personnalité. Et l'écouter, c'est abolir les distances, c'est comprendre l'histoire qui se répète, une fois en tragédie, une fois en farce, comme le rappelait Karl Marx. Flash-back. «J'avoue que c'est le scoutisme qui a façonné les contours de ma personnalité. Le mouvement scout, que j'ai rejoint à 8 ans, m'a beaucoup appris. A cet âge, j'ai failli disparaître. C'était le début de la Deuxième Guerre mondiale en 1939. Comme j'étais l'aîné de la famille, j'allais tous les matins faire la queue pour le pain rationné. Un jour, un avion italien avait largué ses bombes sur le port de Annaba, notre école limitrophe n'a pas échappé au massacre : 400 morts, en majorité des écoliers. Un signe de la providence, ce jour-là, j'étais absent. Jeune adolescent, à 14 ans, j'ai vécu dans la douleur les massacres de 1945. Ces terribles événements m'ont marqué. En 1947, avant d'embarquer sur un bateau de guerre, pour le grand Jamborée parisien, les quelque 250 scouts représentant toute l'Algérie avons été réunis à la forêt de Sidi Fredj pour écouter une intervention du député Larbi Demaghlatrous qui a discouru sur l'importance de l'emblème national. J'en avais les larmes aux yeux. Ce jour-là, il m'a inoculé le virus du nationalisme. C'est pour vous dire que tout a un commencement et qu'on n'épouse pas la révolution comme ça, par pur hasard ! Au Jamborée, nous étions 4 Annabis, à leur tête, Abdallah Fadel, un grand patriote, dont l'amitié ne s'est jamais démentie. C'est au cours de cette année 1947 qu'un autre événement allait bouleverser le monde et secouer les certitudes de Mohamed. Le Pakistan accédait à l'indépendance. Je me suis demandé si notre tour allait arriver un jour. Le scoutisme, pour lequel j'avais des dons m'accaparait, me passionnait. A Annaba, j'en étais l'animateur principal.» Au plan de la scolarité, Mohamed était au Collège technique et visait le Brevet industriel. Mais les choses ne se sont pas passées comme il l'entendait. UNE JEUNESSE CONSCIENTISéE A 20 ans, sa trajectoire, déviée par le service militaire, allait ouvrir une autre parenthèse à la caserne d'Orléans, où officiait le sergent instructeur, Abdelmadjid Allahoum, qui rejoindra plus tard les rangs de l'ALN. «Ils avaient sélectionné les plus instruits parmi nous pour les grades supérieurs afin de subir un stage à Constantine. Là, je rencontre quelqu'un qui va jouer un rôle dans ma vie. M. Boudjadja, rescapé de l'Organisation Spéciale, démantelée. Autour de Mostefa Seridi, de Guelma, on constitue un groupe de résistants, constitué de Laïd Lachgar, Abdelaziz Hassani et d'autres. Avec le grade de caporal, je suis affecté à Tlemcen dans une section d'accompagnement, dirigée par un Algérien, ancien d'Indochine, peu instruit, qui me délégua presque toutes ses prérogatives. A la fin du ramadan, le commandant, sachant que je ne pouvais joindre Annaba, chez ma famille pour l'Aid, m'invita à une virée sur sa jeep en direction d'Oujda, toute proche. En chemin, il me dit je ferais ton bonheur, si tu t'engages avec nous. Je ne le ferais, jamais, moi, le digne petit-fils de Cheikh Bouamama», lui-ai je répondu sèchement. «Quand je termine mon service et rentre chez moi en 1954, les choses avaient changé. Fadel était déféré devant le tribunal et les rangs scouts commençaient à se vider. La plupart de mes amis avaient rejoint le maquis. Muni du brevet, je voulais pousser plus loin mes études en visant l'ingéniorat. Je pars en France, où je fais quelques métiers, tout en militant au FLN où on m'a chargé du recrutement, surtout en milieu ouvrier. Comme je fréquentais les organisations de gauche et les syndicats, la mission n'était pas trop ardue. Mais c'était monotone, je voulais l'action, rien que l'action. On finira par m'orienter sur Paris, précisément sur un responsable du FLN, M. Abdelkrim Souici, membre de la Spéciale qui n'est autre que mon ancien patrouillard scout et mon cousin ! C'est lui qui m'a fait rencontrer M. Aissaoui, mon premier chef. Notre but était de lancer un deuxième front en France et créer un climat de terreur. Je vais à la raffinerie de Rouen, dont je reviens avec le schéma. Puis les choses se sont précipitées. Je remplace le chef de mon groupe assassiné par les éléments du MNA. Je structure mon équipe en plaçant un élément dans chaque arrondissement de Paris. Et j'applique le précepte de Mao. Si l'événement ne vient pas à toi, va vers lui. Deux opérations en ligne de mire. Enquête sur les traîtres à la Révolution et repérage des lieux fréquentés par les paras et les personnalités françaises influentes. On voulait faire un grand boum à Paris qui comprendra, qu'ici, aussi c'est la guerre ! C'est ainsi que Aissaoui m'a donné ma feuille de route pour l'élimination de Chekal. Temps printanier, pelouse avenante et ambiance garantie. Dans la foule, un jeune homme, venu non pas pour apprécier les gestes techniques ni pour supporter, mais pour abattre un «traître» en la personne de Ali Chekal, vice-président de l'Assemblée algérienne, qui se tenait aux côtés de René Coty, président de la République française, à la tribune officielle. Chekal, reconnaissable à son fez, amateur de foot, n'aurait pour rien au monde raté cette rencontre. Symbole de la fidélité zélée à la France, Ali avait bouclé ses 61 ans. Fils d'un marabout de Mascara, il est avocat, puis bâtonnier, avant de se lancer dans la politique en 1944. On m'a donné l'arme, un revolver automatique 7,65 et un ticket de stade. Quand je me suis présenté devant la tribune officielle, on m'a rabroué et orienté vers les gradins. J'ai gentiment regardé le match, aux côtés de Saïd Brahimi, un enfant du bled, joueur pro de foot et futur membre de l'équipe FLN, à partir des tribunes. Mais je suis sorti peu avant la fin. On venait de boucler les issues, car le cortège présidentiel était sur le point de s'ébranler. Je vois sortir Papon, le président Coty et les véhicules de sécurité. Quant à Chekal, il était là devant moi, en train de palabrer. Je l'avais reconnu à sa chéchia. Sa voiture était garée derrière les cars des CRS. Aïssaoui, mon chef, n'était pas loin. Il supervisait là, à mon insu. Il m'avait confirmé, d'un hochement de tête, l'identité de la cible. J'ai alors tiré à travers la poche. La balle est allée se nicher en pleine poitrine de Chekal qui s'est effondré.» UN GESTE DE BRAVOURE «Passé le moment de panique, j'ai vite été appréhendé et amené au commissariat où j'ai dû subir un interrogatoire. Dans le train qui m'avait emmené au stade, j'avais déchiré tous mes documents, sauf un papier qu'ils avaient retrouvé sur moi, une étude sur l'essence, qui m'avait fait déplacer à la raffinerie de Rouen. C'était la première opération de la ‘‘Spéciale''. Dans mes réponses aux policiers, j'avais dit que je n'appartiens ni au FLN ni au MNA et que j'étais un volontaire de la mort. Je n'avais divulgué aucun nom de mes camarades. Mon acharnement m'a coûté 5 ans d'isolement en quartier de haute surveillance à Fresnes.» Le procureur avait requis la peine capitale. Mais Mohamed avait su défendre ses thèses d'un étudiant agissant seul, épris de justice, bénéficiant d'une défense en béton, composée de ténors du barreau, à l'image de son avocat, Me Pierre Stibbe, conforté de surcroît par la présence de grandes figures intellectuelles engagées, comme Germaine Tillon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Massignon, dont le témoignage pèsera lourdement dans le verdict final. L'histoire retiendra la position de Sartre, qui avait, au-delà de son discours anticolonialiste légendaire, choisi carrément son camp. «Pour moi, comme pour tous les hommes de la planète, celui qui manœuvre contre son propre pays est appelé un traître, surtout lorsqu'il s'agit d'un intellectuel qui n'ignore pas la gravité de ses actes et les conséquences qui peuvent en découler.» En prison, dans ce quartier hyper sécurisé, dans la cellule même où avait séjourné le célébrissime Pierrot le fou, ennemi public numéro un dans les années 1940, et d'autres pensionnaires moins connus, Mohamed ravalera son dépit en attendant des jours meilleurs… Mohamed s'enorgueillit d'avoir été le premier à annoncer le déclic en France qui a sensibilisé la population émigrée. En prison, Mohamed reçoit la visite du professeur Massignon, orientaliste reconnu : «Au parloir, il parlait l'arabe classique. Je n'avais rien compris. A la fin, il avait fini par lâcher un au revoir. C'était une gifle pour moi, mais était-ce de ma faute quand mon pays a subi l'oppression et la déculturation durant plus d'un siècle. Cela m'a fait un choc ! J'ai écrit à la vieille et l'ai chargée d'aller à Sidi Djaballah, le marché populaire de Annaba, pour m'acheter des livres. J'ai écrit à un de mes amis qui m'a envoyé des ouvrages d'arabe. C'est comme cela que j'ai appris cette langue que je parle couramment. Ma sœur m'avait apporté un poste TSF qui m'avait permis d'être à l'écoute de l'actualité. Tout cela a contribué à affermir ma personnalité. A mon procès, j'étais impressionné par le nombre de personnalités. Il y avait même le général français auteur du rapport sur les massacres de Mai 1945.» MISSION ACCOMPLIE «Quand ils m'ont arrêté, Dieu m'a doté d'une imagination hors normes, fruit du visionnage des nombreux films sur la Deuxième Guerre, par exemple, lorsque les Anglais balancent d'un avion un mort avec une valise pleine de documents, censés contenir les lieux de débarquement des alliés, ce qui n'était qu'un leurre ! Je leur ai raconté que j'ai lu un tract du FLN qui disait que ce traître de Chekal allait parler à l'ONU et qu'il ne représentait pas l'Algérie. Il était du devoir du premier Algérien de le descendre, j'ai répondu à toutes leurs questions avec sang-froid. Je n'avais rien à perdre. De toute façon, j'avais choisi d'affronter la mort. La France a ressenti et coloré l'événement à sa manière. Une manière de travestir la conscience collective. Comme ce fut le cas lors de la guerre d'Algérie, justifiée par la défense des valeurs et des intérêts de l'Occident en même temps que par le maintien de la présence de la France. Cette France qui n'aime pas qu'on la regarde au fond des yeux, mais qui apprécie, par-dessus tout, se regarder elle-même dans les miroirs qu'on lui présente, fussent-ils parfois déformés.»
Parcours Mohamed est né en 1931 à Annaba. Il connaîtra la politique et le nationalisme par le biais du scoutisme, dont il sera un chef remarqué. Après des études au collège technique et le service militaire, il montera en France pour adhérer au FLN qui lui confiera plusieurs missions, dont la plus retentissante est la liquidation de Chekal. Arrêté, il écope de la prison à perpétuité et sera libéré en mars 1962 de Lambèse où il a été transféré. Pas au bout de ses peines, puisqu'il sera jugé avec Chadli Bendjedid par un tribunal, dirigé par Boubnider, sans grandes incidences. Il préparera avec bonheur le grand défilé scout de la fête de l'indépendance le 5 juillet 1962, puis peinera à trouver du travail. Il occupera par la suite plusieurs postes, en considérant la politique comme un jeu dangereux où l'ingratitude est souvent plus forte que la bravoure ! Que de déboires, qui n'ont pas eu raison de cet homme engagé, progressiste, qui sait donner leurs valeurs aux principes de justice, d'égalité et d'humanisme. Mohamed vit avec sa famille à Blida, la ville des Roses. Advertisements