Tout le monde a eu recours un jour ou l'autre au change parallèle. Les devises y sont chères. Trop ? Les cambistes au noir racontent comment ils remplissent « une fonction utile » sans que cela les engraisse. En attendant un coup de pied dans la fourmilière qu'ils redoutent toujours, mais que peut-être personne ne semble souhaiter. Zoubir B., trapu et vif, refait ses comptes au comptoir d'un café du square Port-Saïd. Journée ordinaire. « J'ai vendu 700 euros à 117 DA l'euro. J'ai gagné 8 dinars sur un euro. Si j'enlève les frais de ma journée, il me reste moins de 450 dinars. Là j'attends encore un client qui veut acheter 200 euros. Il prend le premier vol demain matin et il n'a pas eu le temps de faire son change à la banque. » Il fait presque nuit, rue de la Liberté, et Zoubir soupire en parlant de ses douleurs au dos « à force d'être debout du matin au soir ». Le métier de cambiste ambulant est peu enviable. « On peut se faire agresser en rentrant au quartier. Moi, j'habite à Notre-Dame d'Afrique. C'est tous les jours une “khelâa” de faire le trajet, même avec de petites sommes d'argent. » Il est père de deux enfants et s'emporte presque lorsqu'on lui parle de changer de métier : « Vous avez un emploi salarié à la banque à me proposer ? » Utilité La place de change au noir du square Port-Saïd « rend de grands services au pays » : c'est la conviction de Samir, un autre cambiste plus jeune et moins blasé que Zoubir. Le change au noir est « utile » dans les deux sens. Il procure aussi des dinars en réserve pour ceux qui ont fait des économies en devises. « Il nous arrive de dépanner des gens qui doivent vendre d'urgence leur devises pour mettre la main sur une location. Une fois, quelqu'un est venu en courant du tribunal à côté, il lui fallait 30 000 DA avant de passer devant le juge. Il n'avait pas payé la pension de sa femme divorcée. Il risquait la prison. » Le marché parallèle des devises est un bel exemple de mixité sociale. Toutes sortes de profils sociaux le hantent. Les particuliers riches ou moins riches, les voyageurs, les touristes étrangers, les émigrés, les clandestins travailleurs au noir qui envoient leurs économies en Afrique subsaharienne, mais aussi et surtout les entreprises privées, même les grands clubs de football d'Alger changent au noir pour payer leur recrue étrangère. Bref, tous recourent aux devises au noir. « Tous ceux qui ne sont pas éligibles au change officiel », explique Mourad, un retraité du CPA. « C'est-à-dire tous ceux qui ont une activité qui ne donne pas droit au dinar convertible. » C'est-à-dire le plus grand nombre. « Le marché de change au noir a été relancé par l'effondrement des banques privées, El Khalifa Bank en tête. Elles donnaient plus facilement accès au dinar convertible à des opérateurs privés », affirme Mourad. Dans ce rush hors du secteur bancaire, à chacun son agent de change. Ali dirige la filiale d'une importante boîte de publicité à Alger, il passe au marché Clauzel au moins une fois par mois comme on passe à sa banque. Ici, l'opération de change est plus discrète et plus sûre dans les magasins de prêt-à-porter. « Je dois, entre autres, payer à l'étranger des prestations de montage et de post-production sur nos films publicitaires. C'est un type de service que ne reconnaît pas la Banque d'Algérie pour un transfert de devises. » Des « agents de change » heureux se sont spécialisés avec les boîtes étrangères qui distribuent des dinars « excédentaires » à leurs cadres expatriés. Tout le monde connaît « dans le milieu » le cambiste avec lequel traitent les cadres étrangers d'Orascom Télécom Algérie (OTA). Ils dépensent tellement peu en Algérie qu'ils sont toujours de gros acheteurs de devises. Des « bureaux » de change semblables à ceux de Clauzel sont apparus sur les hauteurs d'Alger. A El Biar, près de l'immeuble le Caïd, il faut se faufiler entre des cabines d'essayage pour femmes avant de tomber sur le cambiste à l'arrière-boutique, un journal de sport à la main, la mine boudeuse. Ici, l'euro est toujours plus cher de 2 à 3 dinars qu'au square Port-Saïd. La prospérité de cette « zone de change », ce sont les clandestins africains de Dély Ibrahim qui l'ont faite. Ils évitent de descendre au centre-ville pour changer leurs dinars contre des euros à cause des risques d'interpellation. Les cambistes le savent et le font payer. Le marché de change au noir n'a pas d'état d'âme. Zoubir l'exprime ainsi : « Tout peut s'arrêter d'un jour à l'autre. Nous vivons dans le risque. Vous avez vu, la police a bien chassé les vendeurs ambulants de la place des Martyrs. Cela fait six mois que ça dure. Personne n'a pensé que c'était possible. » En réalité, les commerçants ont fait pression pour se débarrasser de cette concurrence « déloyale ». Mais les cambistes au noir, qui les menace ? « On entend dire de temps en temps que “l'houkouma” va ouvrir des bureaux de change officiel partout dans le pays. Il faudra beaucoup d'argent en garantie. Moi, ce n'est pas la peine de rêver. Mais on ne fait plus attention à ce qui se dit. Je pense que les choses les arrangent comme elles sont avec le marché parallèle », se rassure Zoubir. Rareté L'autre menace pour le change au noir serait que le dinar officiel « glisse » jusqu'à son taux du marché parallèle, que de nombreux financiers considèrent comme sa véritable parité. Pour Mourad, le banquier, ce n'est pas la volonté des autorités financières : « Les importations sont déjà assez chères au taux commercial pratiqué. De plus, cela ne résoudra pas le problème de l'accès aux devises du circuit bancaire. » Tout le monde parle du Maroc et de la Tunisie où l'écart entre les taux bancaires et au noir est si minime que souvent il est préférable de changer à la banque pour éviter les mauvaises surprises du type faux billets ou erreurs de calculette. « Mais dans ces pays, la disponibilité des devises dans le circuit bancaire est plus grande. L'offre et la demande de devises sont plus équilibrées qu'en Algérie. » En réalité, le marché de change parallèle est un marché de la rareté de la devise. « Ya kho, makach l'euro fi el souk » : au square Port-Saïd, c'est la réponse pavlovienne à chaque fois que l'on proteste contre le taux des devises qui est trop cher. D'ailleurs, le taux de la journée se forme le matin en fonction de cet unique paramètre : le marché a-t-il été approvisionné en quantité à Sétif, Béjaïa, Annaba et ailleurs ? L'offre s'ajuste au téléphone portable, en fonction de la demande. « Si un client vient et me demande 50 000 euros, le taux sera un peu plus élevé parce qu'il me faudra une demi-journée pour les rassembler », explique Samir, le jeune cambiste qui préfère les gros coups. Qui donc approvisionne le marché parallèle en devises ? « L'émigration en Europe principalement », affirme Mourad. Toutes les formules de transfert de devises vers l'Algérie ont échoué. Le circuit bancaire public est trop lent, le virement par les banques privées étrangères trop cher et le transfert ultrarapide de la Western Union est une « prise d'otages » tellement hors de prix. Tant mieux pour le square Port-Saïd. La rémunération des comptes devises est pourtant meilleure en Algérie qu'en Europe. Elle n'a pas d'incidence sur le business du change qui appelle des fonds mobiles, rapidement disponibles. C'est-à-dire autant de choses que savent faire les bureaux de change partout dans le monde. En attendant, Zoubir vient de recevoir un coup de fil : « Un chauffeur de taxi de l'hôtel El Aurassi va me ramener demain de l'euro à changer. Il le fait pour son client, un homme d'affaires allemand. » Tout le monde, décidément, fuit la banque pour l'arrière-boutique street.