Diplômée en histoire et en sciences politiques de la Sorbonne, Hadjer Ben Boubakeur a analysé la trame musicale qui a accompagné les manifestations du hirak algérien et les autres révolutions du monde arabe. Dans cet entretien, elle explique pour El Watan comment le hirak a ressuscité des musiques anciennes et populaires et remis au goût du jour des paroles contestataires qui ont toujours dénoncé les dérives des régimes algériens successifs. Pour cette chercheuse et militante, la musique fait incontestablement partie de la protestation sociale, même si les gouvernants tentent toujours de les étouffer. – Le 22 février prochain, le hirak algérien fêtera son deuxième anniversaire. En plus des marches populaires, la musique a été également très présente. Pourquoi, selon vous, les manifestants ont puisé dans les musiques algériennes, en général, et les chansons engagées, en particulier ? Je crois que tous les peuples entretiennent un rapport particulier à la musique lorsque des événements politiques se produisent et l'Algérie ne déroge pas à la règle. Ce n'est pas la première fois que les Algériens puisent dans leur musicalité pour protester. Le récent ouvrage de Mathieu Rigouste Un seul Héros le peuple : la contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960 nous rapporte encore une fois l'importance de la musicalité, des corps en mouvements, de la danse et du chant dans les outils de mobilisations des Algériens. Les chants ont toujours eu une vertu catharsis dans l'histoire récente de l'Algérie et produisent un effet mémoriel lorsqu'on les analyse quelque temps après leur production. Des artistes ou des lambdas algériens ont toujours raconté leur vécu en chanson et les Algériens en héritent dans le chant populaire et traditionnel aussi bien que dans les chansons enregistrées et à visées commerciales. De plus, l'Algérie a une tradition ancrée de la chanson politique puisqu'elle a produit beaucoup de chansons indépendantistes et nationalistes durant la révolution. Cette thématique a traversé les chants traditionnels, les chants maquisards, mais aussi la musique diffusée et enregistré par des artistes, traversant tous les genres musicaux, comme le chaâbi, avec notamment El Anka, le raï avec, par exemple, Cheikha Rimitti ou encore la variété avec Slimane Azem, qui ne constituent que quelques exemples parmi une production importante. L'avènement d'un Etat indépendant mais autoritaire a amené des artistes à produire une chanson contestataire du pouvoir et de ses politiques comme dans beaucoup d'autres pays. – La musique populaire et les chants berbères anciens (kabyle notamment) ont été aussi très présents lors des manifestations. A quoi cela est dû selon vous ? Tout naturellement, les musiques amazighes animent le quotidien de nombreux Algériens, au même titre que les chansons en derja. Une partie du répertoire amazigh, et notamment kabyle, a une tradition de la chanson contestataire. Le fait que les chants amazighs soient repris en manifestation ne peut s'expliquer sans les luttes passées pour la reconnaissance pleine et complète de la culture berbère comme socle national et, notamment, par les revendications et événements du Printemps berbère en 2001. Je pense que la langue berbère et ses musiques reprennent la place qui est la leur dans le champ national mais que cette présence importante lors des manifestations n'est pas seulement due au hirak, mais est le résultat d'une lutte sur le long terme pour contrer les interdictions émanant du pouvoir. D'un point de vue plus musicologique, le répertoire kabyle a toujours disposé de chants politiques comme en témoigne une partie du répertoire d'un Matoub Lounes. Dans les chants plus traditionnels, qui découlent d'une tradition poétique orale et musicale bien ancrée, la population a rendu compte de son vécu, de ses aspirations ou de sa défiance vis-à-vis du pouvoir. On retrouve cela dans l'acewiq («phrasé» en kabyle) qui renvoie à une forme poétique chantée par les femmes. Prenons comme exemple cet acewiq, dont le compositeur (trice). demeure anonyme : « aqli di lḥebs n Gabes, sensla tḥelles, a tamaɛzuzt a yemma (Je suis dans la prison de Gabès, enchaîné, oh ma chère mère)». Les paroles mentionnant l'existence d'une prison coloniale située dans le sud tunisien témoigne de la connaissance qu'avaient les populations du sort réservé aux réfractaires à l'ordre colonial. Sa diffusion jusqu'à aujourd'hui en Kabylie témoigne de la portée traumatique de l'enfermement durant la période coloniale et de sa résonance. Bien entendu, la poésie kabyle ne rapporte pas seulement des faits traumatiques. Elle raconte aussi la quotidienneté de la vie. Néanmoins, le fait qu'elle ne fasse pas l'impasse sur une histoire politique permet aussi sa réutilisation lors de mobilisations et une meilleure connaissance des périodes ultérieures. Surtout, cet usage nous dit beaucoup de la puissance des traditions orales, de cette transmission là et c'est autant le cas pour le berbère que pour la derja. – En Algérie, la musique a toujours joué un rôle important dans la contestation. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce le seul levier qui unit les manifestants ? Non, je ne pense pas que ce soit le seul levier qui unit les manifestants. Les manifestations ont pour objet des revendications sociales (par exemple amélioration des conditions de vie, accès à l'emploi) ou politiques (fin de la corruption, fin du régime militaire, fin du règne de Bouteflika). Les manifestants n'ont pas les mêmes aspirations ou revendications lorsqu'ils manifestent, mais ils sont généralement unis par certains objectifs communs même si ce n'est jamais dit que tout le monde ait le même plan pour y parvenir. La musique est pour moi un élément catharsis, d'expression des revendications et des sentiments qu'il s'agisse de la colère ou de l'espoir ou d'objectif très clair comme la démission de Bouteflika. Elle peut mobiliser une foule, animer l'événement et remobiliser, notamment face à des brutalités policières. Pour autant, la musique n'agit jamais seule comme levier de mobilisation. Selon moi, quand elle prend une coloration politique, la chanson permet d'exprimer des idées brimées ailleurs, de donner une parole publique à des opinions politiques que peuvent censurer les médias, de faire travailler l'imaginaire et d'unir, mais une manifestation qui advient a besoin d'autres éléments pour être suivie et maintenue – Pensez-vous que ce sont les contestations qui nourrissent les chansons populaires ou c'est le contraire. En d'autres termes, plusieurs chansons ont été inspirées par le hirak (Soulking, Ouled el Bahdja, etc.). Est-ce le propre de toutes les révolutions ou pas ? C'est une question qui a été souvent posée dans d'autres contextes, notamment pour le cas de la Palestine ou plus généralement dans les luttes émancipatrices car au fond se pose la question de quel usage pouvons-nous faire de la musique. La musique nourrit le sentiment populaire et peut l'entretenir mais lorsqu'elle est politique, elle a pour source des faits concrets propres à la société qui est décrite. Le fait que des artistes se saisissent du hirak pour rendre compte de leur impression, soutien ou de l'énergie du mouvement n'est pas étonnant donc, comme l'a fait Soolking. Mais il n'y a pas nécessairement besoin d'avoir un mouvement populaire massif pour se saisir de ces enjeux. La Casa del Mouradia considérée comme l'une des chansons emblématiques des manifestations, précède de plusieurs mois le mouvement. Le titre est une référence directe à la série Netflix La Casa Del Papel qui raconte l'histoire d'un groupe de braqueurs tentant de faire le casse du siècle en attaquant la fabrique de monnaie nationale en Espagne. Sortie en avril 2018, la chanson atteint, en un mois, le million de vues sur YouTube. Elle cible directement Bouteflika, le régime militaire, le système de vol et de corruption et s'oppose au cinquième mandat, mettant en avant la manipulation politique à l'œuvre par l'utilisation de la décennie noire pour contrer toute revendication politique et ouverture démocratique. Le dernier couplet apparaît comme anticipatoire des slogans et des revendications contre le cinquième mandat. Elle va être reprise par les manifestants parce qu'elle rend compte d'une situation de ras-le-bol et surtout qu'elle cible directement le clan Bouteflika. Il y a donc toujours, selon moi, dans les musiques contestataires un mouvement continu, celui de rendre compte d'une situation sociale et politique, mais aussi des musiques qui sont produites pour rendre compte des mobilisations politiques qui apparaissent devenant une photographie d'un moment politique, tout en demeurant une vision située, en l'occurrence celle de l'interprète et des paroliers comme une chanson comme Liberté de Soolking – Dans les années 70 et 80', le pouvoir algérien encourage les chanteurs dits patriotiques (Rabah Dariassa, Lamari, Chaker….) qui encensent les régimes en place. Pourquoi cette fois-ci, il n'a pas réussi à contrecarrer le hirak avec pareilles chansons ? C'est une bonne question et je ne peux avancer que des hypothèses mais je pense que l'Etat algérien a, d'une manière générale, progressivement désinvesti le secteur culturel. Alors qu'il avait été à l'initiative de production musicale et cinématographique, pour le meilleur et pour le pire par le passé. Au sortir de l'indépendance, l'Etat était dans une démarche qui veillait à écrire un roman national à la gloire de l'Algérie qui conforte l'image que l'Etat voulait projeter du pays, aussi bien à l'adresse de sa population qu'à l'extérieur. L'Algérie a, au départ beaucoup investi dans le secteur culturel et ce avant l'indépendance avec la troupe du FLN. Dès l'indépendance, elle a poursuivi cet investissement en veillant très tôt à faire enregistrer les chants des maquis sur vinyle, par exemple, à produire des chansons ou des films à la gloire du pays. C'est, par exemple dans ce cadre-là qu'est né le festival panafricain de 1969, dans une volonté d'inscrire l'Algérie comme leader des pays du tiers-monde, comme pays des révolutionnaires et modèle à suivre. Il n'est donc pas étonnant que des chanteurs aient particulièrement chanté le pays et n'aient pas hésité à encenser les régimes en place au-delà de la conquête de l'indépendance mais en glorifiant les politiques socialistes ou agraires, en chantant l'héroïsme des grands hommes. Dariassa avec Ya Abdelkader, une chanson sur l'Emir Abdelkader. Néanmoins, il y a eu un désintérêt progressif de l'Etat algérien pour le secteur culturel entraînant une baisse de production dans tous les domaines culturels. Le régime a pu, quelques fois, faire appel à des chanteurs pour quelques productions mais sans aucune forme de recherche esthétique. C'est pour cela qu'on ne peut pas non plus dire qu'il s'en est totalement détourné comme le prouve la chanson en faveur du 4e mandat de Bouteflika, alors qu'il était déjà malade et qu'on lui reprochait déjà la corruption et les violations des libertés. Dans Taahadna ma3 al Djazaïr (Notre serment pour l'Algérie), on retrouve des célébrités comme Khaled, Djamel Allam, Kader Japonais, ou encore Naïma Dziria. Le vidéoclip reprend exactement le concept des chansons produites par Band Aid, USA for Africa, chanteurs sans frontières ou encore Al-Helm Al-Arabi et Al-Dameer Al-Arabi, deux chansons humanitaires qui avaient réuni de nombreux artistes de différents pays arabes. A la base, ce format de la chanson, qui réunit de façon ponctuelle des musiciens et musiciennes, a pour but de récolter des fonds dans un but philanthropique et est directement hérité du «charity rock» britannique, une pratique rendue populaire par le Band Aid monté par Bob Geldof en 1984. Or là, on s'est retrouvé avec le même format : de nombreux artistes algériens chantant, paroles sous les yeux, dans le studio d'enregistrement, semblent avoir été réunis dans l'urgence pour, non pas plaider pour une cause humanitaire, pour distribuer des sacs de riz dans un pays victime de famine, mais pour plaider pour la réélection de Bouteflika. Les chanteurs ont beau reprendre quelques tropes nationalistes, en évoquant les martyrs, mais ils le font non pas à la gloire de l'Algérie, mais à celle de Bouteflika : «Laissez-moi chanter. Laissez-moi être heureux. Laissez-moi être fier de mon Président qui a prêté serment à l'Algérie, et qui a tenu la promesse de millions de martyrs.» L'illusion est grossière, la musique assez médiocre et l'accueil a été très mauvais. L'usage de cet imaginaire du «Charity rock» en dit long sur le déclin du modèle de propagande culturelle. Il semble donc que le régime avait déjà des difficultés à produire un contenu musical en sa faveur et de le rendre populaire avant le hirak. L'Algérie des années 2000 n'étant pas celle de la sortie de l'indépendance, la réception du public n'est plus la même, aussi bien parce qu'une partie de la population est déçue des régimes successifs, que parce que les manières de diffuser de la musique ont évolué. Cela semblait donc risqué de contrecarrer le hirak par des musiques de propagande en plein mouvement. On notera qu'il y a plutôt eu quelques productions autour des élections avec des chanteurs qui ont toujours chanté les régimes comme Mazouni avec son Algérie Nouvelle qui reprend des images du hirak pour inviter les Algériens à voter. – Quelle est la place de la chanson dans les autres révolutions arabes ? Pourquoi elles n'ont pas engendré des chansons connues comme ce fut le cas lors du hirak algérien ? Il y a eu des chansons mais elles n'ont pas nécessairement été reprises massivement pendant les manifestations. En Tunisie, les manifestations ont été réprimées dans le sang et ont laissé peu de place lors des premières semaines aux chants. Les slogans ou la reprise des vers «aux tyrans du monde» de l'hymne national, écrit par le poète tunisien Abou Kacem El Chabbi ont, par contre, toujours été présents. La révolution a poussé des artistes à écrire sur la situation comme le rappeur El General qui publie le 9 janvier Rayes lé bled qui attaque directement Ben Ali et se fait arrêter le lendemain. Cet élan a continué, dans la pop comme avec Emel Mathlouthi ou le rap, sans produire d'hymne unanimement admis comme chanson de la révolution. En Egypte, la configuration a été différente car il a très vite été question d'une occupation permanente de la place Tahrir. La place a donc été largement animée par la musique. Ce qui n'est pas étonnant en Egypte. Les Egyptiens ont puisé dans leur propre répertoire musical en détournant, par exemple une chanson de Ya Habibti Ya Masr de la grande chanteuse et actrice Shadia ou, plus poétique encore, la reprise par des manifestants de Je descends sur la place, chanson de Souad Hosni, tirée d'un de ses films. Les Egyptiens ont largement puisé dans leur patrimoine mais aussi produit du rap, des chansons pop-rock. Pour la Syrie, il y a aussi un investissement dans les chansons populaires, comme la reprise de quelques chansons tirées de la célèbre pièce de théâtre musicale syrienne Ghawar, très populaire dans la plupart des pays arabes pour son côté satirique sur les régimes arabes, la place accordée à l'humour et aux chants. Si il y a une production nouvelle, portée par de jeunes artistes et souvent par des styles musicaux dits «alternatifs», on constate donc qu'il y a quand même un retour vers le patrimoine musical ou poétique, patrimoine qu'on réadapte et qu'on réutilise. – Parlez-nous un peu de votre projet avec l'IMA sur les divas arabes… L'IMA prévoit une grande exposition sur la thématique des divas arabes qui devrait ouvrir durant l'année 2021. L'exposition se concentre principalement sur les figures féminines de ce qu'on appelle l'âge d'or de la musique égyptienne, à savoir l'essor d'une industrie cinématographique et musicale qui a largement été diffusée en dehors des frontières de l'Egypte. Il y a des figures comme Fayrouz qui n'entre pas totalement dans ce cadre égyptien, mais la borne chronologique et la géographie nous placent au Proche-Orient. Je travaille en collaboration avec l'IMA sur une plateforme numérique complémentaire à l'exposition. On y reprend les grands axes, en informant un public profane sur les grandes figures de la musique et du cinéma de cette époque, sur la situation politique et sociale avec l'émergence de mouvements féministes au début du XXe siècle ou encore sur l'industrie du cinéma égyptien et plus particulièrement les comédies musicales. L'outil est avant tout mis en place pour permettre aux personnels éducatifs de se saisir de l'exposition lors des visites ou durant leur cours. Pour moi c'est un plaisir de rédiger le contenu ayant une affection particulière pour les comédies musicales égyptiennes des années 40 et 50. Advertisements