La plénitude de la foi se révélera doucement chez le Père de Foucauld. Régulièrement, il termine ses lettres par une formule de piété toute musulmane « Allahou Akbar ». Il reste à Beni Abbès jusqu'en 1905. Et là, les démons de l'armée vont le rattraper, encore une fois. C'est le général Laperrine qui va utiliser le Père de Foucauld pour « attirer à la France des sympathies auprès des Touareg ». Laperrine et de Foucauld sont des camarades de promotion. Ils ont gardé aussi une vieille amitié l'un pour l'autre. Le 19 août 1903, le général écrit au capitaine commandant de Beni Abbès : « Mon cher camarade, j'autorise de Foucauld à venir au Tidikelt. Je n'ai pas le droit, mais j'espère m'en tirer comme d'habitude avec quelques lettres d'injures et de menaces de la subdivision, appuyées par tous les échelons supérieurs » Laperrine, très actif et pragmatique, a compris l'utilité du Père de Foucauld. Il disait à Lyautey qui venait de prendre le commandement des territoires du Sud : « De Foucauld peut passer à travers tous les rezzou sans crainte d'un coup de fusil, seul avec son cheval. Les gens qu'il rencontre se prosterneront en lui demandant sa baraka. » Il est vrai qu'en terre d'Islam, le moine bénéficie plus que de l'immunité, du plus grand respect. De Foucauld, face chrétienne de la colonisation, accompagne le conquistador Laperrine dans les Ifora, le Hoggar, In Zir, Timassao, Timiaouine, Tin Zaouatin, Tin Herbor et Abalessa In Amdjel. Laperrine est très satisfait du travail d'approche et du sens de la psychologie de de Foucauld. Dans une lettre au capitaine de la garnison de Beni Abbès il écrit le 19 février 1904 : « Foucauld se porte très bien. Il travaille ferme le touareg ; ici il a épluché à fond mes archives. Je lui ai promis une autre tournée et si je vois qu'il s'entend bien avec les Touareg, je le larguerai. Je rêve d'en faire le premier curé du Hoggar... De Foucauld du Maroc se retrouve ici. Il regrette son sextant. » Il fait la connaissance de Moussa Ag Amestane, aménokal des Touareg du Hoggar. Il choisit Tamanrasset pour se fixer. A l'époque, la capitale du Hoggar était une modeste localité d'une vingtaine de familles. Entre 1908 et 1911, il fait deux séjours en France. En avril 1913, il repart en France accompagné d'Ouskem, un jeune Targui. « Il est, dit-il, musulman mais... son âme est droite et il est intelligent... » Cette opinion traduit une certaine philosophie du XIXe siècle sur les indigènes et l'Islam. Ouskem est issu d'une famille influente. Foucauld qui a toujours le projet d'évangéliser cette population « ennemie des arabes chaâmba » voyait en ce jeune homme un bon relais pour convertir les siens. Un cheval de Troie. Mais, à la grande déception de de Foucauld, le jeune homme restera Targui fidèle aux siens et à lui-même. Un dictionnaire au service de la cause Depuis son passage à Mascara, on sait que de Foucauld ne se laisse jamais guider par les incertitudes du hasard. Il agit comme un stratège dans un jeu d'échecs. Il prévoit plusieurs coups à l'avance. Aussi, quand il s'attache à la réalisation de son dictionnaire français-tamachek, il pense, évidemment, à l'étape suivante : la traduction des saintes écritures au service de l'évangélisation de ces « brebis égarées » que sont les Touareg. Un de ses meilleurs biographes, Paul Lessourd, écrit : « C'est pour pouvoir, en leur langue, traduire les Evangiles et mettre à leur portée la doctrine catholique, qu'il étudia avec tant de soin la langue des Touareg. Le Père de Foucauld, toujours aussi méticuleux et obsessionnel dans son organisation, prépare les futurs moines à la mission. » Il dit notamment : « Avec ces gens, il faut s'en tenir à des conseils courts mais répétés sur la religion naturelle et la morale chrétienne sans jamais accepter ni chercher des conversations sur le dogme ni sur les détails de la religion. Il faut leur lire des passages choisis de l'Evangile... Il faut mettre les âmes en confiance, en amitié. Il faut préparer, dès aujourd'hui, une traduction des saints Evangiles en tamachek. Cette traduction devra surtout leur être lue... Il n'y a pas lieu de chercher à enseigner l'arabe aux Touareg qui les rapproche au Coran... » Ainsi, le Père de Foucauld ne vivait que pour une cause. La sienne. Un djihad version extrémiste chrétienne. Il était, religieusement, stalinien, totalitaire donnant des consignes précises jusqu'à la gestion de l'aumône dans ce qu'elle représente comme symbole. Il était, dans une certaine mesure, précurseur des idées de l'Opus Dei. En d'autres termes, il aspirait à un idéal où l'humanité serait, un jour, chrétienne. Si possible d'obédience catholique. Il a fixé méthodiquement des règlements stricts sur les voies et moyens de « procéder à l'évangélisation de la Saoura, Touat, Gourara, Tidikelt et des Touareg ». Il note les avantages et les complémentarités des « voyages et courses et l'installation fixe ». Il ne néglige aucun détail. Jusqu'au sujet très précis du thème de discussion avec les gens et du chronométrage de la durée... « C'est fou », dira-t-on. Pense que tu dois mourir... Le vendredi 1er décembre 1916, une vingtaine d'hommes s'approchent de Tamanrasset. Les hommes étaient intéressés par les armes et munitions stockées dans le bordj du Père de Foucauld. Une fusillade éclate au moment où trois soldats du fort viennent rendre visite au moine. C'est à ce moment et contre toute attente que l'homme qui mettait en joue le Père de Foucauld fait feu. La balle passe par l'oreille droite et sort par l'œil gauche. Il est mort sur le coup. Pas en martyr au sens théologique du terme puisque ses meurtriers n'en voulaient pas à sa foi. Aussi, sa canonisation se fonde surtout comme « confesseur » consumé par un zèle divin. Les autorités militaires ont accusé « des bandits senoussi » à l'origine de l'affaire. Comme pour disculper les Touareg. Cette approche avait pour objet d'éviter des tensions indésirables avec l'aménokal Moussa Ag Amestane. En effet, le Hoggar était le domaine des Touareg et aucun homme, fut-il senoussi, ne pouvait échapper à leur vigilance et leur contrôle. « Pense que tu dois mourir en martyr. Dépouillé de tout. Etendu à terre, méconnaissable, couvert de sang, tué... Considère que c'est à cette mort que doit aboutir ta vie... » Certains ont cru voir en cet homme un autre Saint-François d'Assise qui a vécu neuf siècles avant. En vérité, Charles de Foucauld était une personnalité singulière. Il était infatigable et doté d'une intelligence au-dessus de la moyenne de son époque. Il ne laisse pas indifférent. Il a captivé même le pape Benoît XIV qui parlait de lui comme d'un saint. Déjà. Soldat ou moine, le Père de Foucauld a su subjuguer. Jusqu'à l'heure actuelle, sa présence se ressent, dans le paysage sauvage et majestueux de l'Assekrem à 2700 m d'altitude. Il n'a jamais laissé indifférents ceux qui l'ont approché. Dom Martin, Abbé de Notre-Dame des neiges disait : « Je connais intimement depuis onze ans M. Charles de Foucauld et je n'ai jamais vu un homme réalisant à ce point l'idéal de la sainteté. Je n'ai jamais lu dans les livres de tels prodiges de pénitence, d'humilité, de pauvreté et d'amour de Dieu. » Il a aussi séduit des intellectuels comme Louis Massignon, membre de l'Académie française, professeur au Collège de France, islamologue dont les travaux sur El Halladj font autorité. On ne sait pas si les deux hommes se sont vus un jour. On sait seulement qu'au moment du drame, le Père de Foucauld écrivait une lettre. La dernière de sa vie destinée à... Louis Massignon. L'acte de décès du Père de Foucauld sera consigné dans les archives d'In Salah. Son corps repose sur les lieux de sa mort mais son cœur est au cimetière chrétien jouxtant l'église d'El Menia sous une dalle de granit rose. Car, pour être canonisé, il y a obligation d'être enterré auprès d'une église. Après la mort de Charles de Foucauld, les missionnaires ont tracé un trait final sur tout projet de prosélytisme auprès des Touareg. Dans une de ses fameuses boutades, le regretté Kheireddine Ameyar disait entre deux éclats de rire : « Le désert fait de toi un prophète ou un joueur de pipeau. » Les génies savent spéculer entre les deux extrêmes. Les voies du Seigneur sont insondables.