Mokrane Aït Larbi est avocat et militant des droits de l'homme. Orateur éloquent aux analyses pertinentes, il est devenu, avec le temps, un acteur incontournable de la scène politique nationale. Réputé pour son intégrité, il avait démissionné du Conseil de la nation, le 19 mai 2001, pour protester contre la répression qui s'était abattue, à l'époque, sur les manifestants de Tizi Ouzou et Béjaïa. Il revient sur les questions de l'heure avec son franc-parler coutumier. Quel constat faites-vous de la situation actuelle des droits de l'homme et des libertés en Algérie ? Dans les textes, nous constatons une nette amélioration en matière des droits de l'homme, mais dans la pratique, il n'y a pas d'amélioration. En effet, l'état d'urgence continue avec ses conséquences sur les libertés. Les marches sont interdites, les réunions sont soumises à autorisation, les journalistes sont condamnés à des peines de prison, la liberté de la presse est remise en cause, les médias lourds sont devenus des moyens de propagande pour le Pouvoir, il n'y a plus de débat public, la justice est devenue un simple appareil au service de l'Exécutif, le principe de l'inamovibilité des magistrats est remis en cause, des juges, quels que soient leur grade ou leur ancienneté, peuvent être mutés « pour raison de service » et ce grâce à « la réforme de la justice », les droits de la défense sont bafoués... En un mot, les libertés publiques et les droits de l'homme et des citoyens sont violés au quotidien. Une délégation d'Amnesty International (AI) vient d'achever une visite en Algérie. Quelle interprétation donnez-vous à cette visite ? Amnesty International, qui est une organisation non gouvernementale, est habilitée à enquêter sur la situation des droits de l'homme dans tous les pays avec l'accord des gouvernements. La publication de ses rapports est de nature à protéger les droits de l'homme en général, les droits des prisonniers politiques en particulier. Dans ce sens, je ne fais pas de commentaire sur un train qui arrive à l'heure. Certains militants des droits de l'homme reprochent à cette ONG d'avoir occulté la tragédie terroriste en Algérie. Qu'en pensez-vous ? Avant de commenter l'action d'Amnesty International, il faut connaître au préalable son mode de fonctionnement. L'article 1 de ses statuts stipule qu'Amnesty International a pour but de promouvoir le respect des dispositions de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans le monde hors de toute considération politique. J'ai milité, à titre individuel, de 1981 à 1990 pour la réalisation des objectifs de cette organisation en Algérie en contact avec les responsables du département Moyen-Orient et Afrique du Nord de cette ONG. AI m'a adopté avec d'autres camarades comme prisonniers d'opinion en 1985, comme j'ai contribué à la création de la section algérienne d'AI et mon dernier contact avec le secrétaire général de cette organisation remonte à juin 1989 à Damas. Les militants des droits de l'homme, dont vous parlez et qui reprochent à cette organisation d'avoir occulté la tragédie terroriste en Algérie, ont tout à fait le droit de faire ce constat. Pour ma part, AI a sa terminologie, sa méthode de travail qui consiste à enquêter, réunir des éléments, établir un rapport, le transmettre au gouvernement concerné avec les recommandations avant de le rendre public. Enfin, il n'appartient pas à AI de lutter contre le terrorisme en Algérie ou dans un autre pays. Ce n'est pas sa mission. Etes-vous favorable à l'amnistie générale en Algérie ? La question n'est pas de savoir qui est pour ou contre l'amnistie générale, mais de dire si les conditions préalables sont réunies. On ne peut pas parler raisonnablement d'une amnistie générale avant la remise des armes par les terroristes aux pouvoirs publics. Pour éviter le sentiment d'impunité, les terroristes doivent être jugés pour leurs crimes, ainsi que les agents de l'Etat coupables ou responsables d'enlèvements, tortures et exécutions sommaires. Bien entendu, sans mettre les uns et les autres sur un pied d'égalité, il faut procéder aussi à la levée de l'état d'urgence et l'ouverture d'un grand débat sur les grandes questions d'intérêt national et permettre aux partisans du oui et aux partisans du non de se prononcer librement dans les salles et à travers les médias lourds sur la question. Les dirigeants du FIS dissous doivent faire leur mea culpa en public. A partir de là, le peuple algérien pourra se prononcer sur l'amnistie générale en connaissance de cause et en toute souveraineté. Le reste n'est que politique politicienne à laquelle je n'adhère pas. Il y a maintenant plus de quatre ans que vous avez quitté le Sénat. Regrettez-vous aujourd'hui votre démission ? Pensez-vous que cette institution joue son rôle ? J'ai démissionné du Sénat le 19 mai 2001, 3 ans avant l'expiration de mon mandat, pour des raisons que j'ai rendues publiques et sur lesquelles je ne vais pas revenir aujourd'hui, et je n'étais pas à ma première démission. Toutes mes décisions sont réfléchies et j'ai toujours agi en homme libre et responsable et je ne regrette rien, ni ma démission ni le fait d'avoir accepté ce mandat. Je dis mandat car les deux tiers des sénateurs tirent leur légitimité des élus d'une wilaya et le tiers de la légitimité du président de la République qui est élu par suffrage universel. Dans les deux cas, ou la fonction de sénateur est légitime ou elle ne l'est pas. Quant au rôle de cette institution, je peux réaffirmer que le Conseil de la nation ne peut pas jouer le rôle d'un Sénat à cause de la limitation de ses prérogatives et du mode de désignation de ses membres. Pour permettre au Sénat de jouer pleinement son rôle de légiférer avec la première Chambre et de contrôler l'action du gouvernement et de chaque ministre en toute indépendance, tous les sénateurs doivent être élus par un suffrage direct uninominal à un tour et le parrainage des candidats doit se faire par un nombre d'électeurs et non par des partis politiques. Ce qui permettrait à des personnalités d'arriver au Sénat grâce à leur compétence, leur intégrité et leur crédibilité. Comment trouvez-vous le bilan politique de Bouteflika après six ans de règne ? Je dois dire, en homme libre et responsable, que sur le plan international, l'Algérie commence à retrouver sa place. Sur le plan sécuritaire et malgré la persistance d'attentats terroristes, la situation s'est nettement améliorée. Sur le plan économique, il y a un coup de départ. Mais sur le plan des libertés et des droits de l'homme, le bilan est négatif. Et pour ne pas me répéter, je vous renvoie à ma réponse à la première question. Le premier mandat du Président est marqué par la crise de Kabylie qui vit toujours dans l'anarchie et l'insécurité. Cette situation n'encourage pas les investisseurs, au contraire il y a eu des délocalisations d'entreprises privées. Le chômage et la misère sont visibles. Et ce n'est pas avec un semblant de dialogue entre le chef du gouvernement et ce qui reste du mouvement des archs qu'on arrivera à la solution de cette crise qui dure depuis quatre ans. Je pense qu'il est temps d'ouvrir un dialogue sérieux avec tous les acteurs politiques de la région et de lancer un grand projet de développement économique et socioculturel en Kabylie. Cette région a trop souffert. Quelle lecture faites-vous du dernier remaniement partiel du gouvernement ? Dans la Constitution, les pouvoirs du président de la République et les prérogatives du gouvernement sont bien déterminés. Ces dispositions permettent au gouvernement sous l'autorité de son chef de réaliser le programme adopté par l'Assemblée nationale et de mener à bien son action sans attendre les instructions du président de la République. Dans le même ordre d'idées, tous les ministres, sans aucune exception, doivent accomplir leur mission conformément au programme du gouvernement et au décret portant prérogatives de chacun, sous l'autorité du Premier ministre. Quant aux décisions du gouvernement, elles sont prises au Conseil des ministres, sous la présidence du président de la République. Dans la pratique, les choses se passent autrement et rien ne doit se faire sans la décision ou l'accord du Président. Dans ce cas, un remaniement ministériel est un problème interne à la coalition, qui vise à mettre fin aux fonctions de certains ministres pour nommer d'autres personnes à leur poste sans aucune incidence sur l'action du gouvernement et la société. Certains ministres sont inamovibles malgré l'échec de leur gestion. Pour tout cela, je ne trouve aucun intérêt politique à ce dernier remaniement. Vous avez pris du recul par rapport à l'activité politique depuis que vous avez quitté le RCD. Y a-t-il une perspective de création d'un parti politique qui se dessine à l'horizon ? On peut dire que j'ai pris du recul par rapport à l'activité partisane mais je m'intéresse toujours à la vie politique et j'essaie de suivre les grands événements politiques aux niveaux national et international. Comme vous le savez, je ne suis pas un professionnel de la politique ni un permanent, encore moins un rentier. J'exerce ma profession quotidiennement et pendant mon temps libre, j'essaie de me rendre utile sans aucun engagement organique. Depuis 1991, beaucoup de militants me demandent sans cesse d'initier un parti politique. Ma réponse est toujours la même : on ne peut pas créer un grand parti d'opposition capable d'imposer par les urnes une alternative sérieuse à l'islamisme et au totalitarisme dans une situation de l'état d'urgence où tout est soumis à autorisation. Un nouveau parti politique dans la situation actuelle ne peut être agréé sans s'engager, d'une manière ou d'une autre, à servir la politique du Pouvoir. Pour cela, je ne veux pas me lancer dans une action sans lendemain. Comment expliquez-vous la léthargie qui frappe les partis politiques qui sont en dehors du pouvoir ? Il y a des partis politiques en dehors de la coalition gouvernementale mais je ne connais pas de partis en dehors du pouvoir. Tous les partis politiques ont déserté le terrain après l'élection présidentielle d'avril 2004. Les gagnants n'ont plus besoin de la population et les perdants n'en ont pas encore besoin. Il faut rappeler que depuis l'avènement du multipartisme, les partis politiques désertent le terrain après chaque élection. En l'absence de vrais partis politiques avec un programme sérieux, des objectifs clairs et des dirigeants convaincus, nous sommes arrivés à une situation inédite : un pouvoir issu d'une élection relativement démocratique qui pratique le totalitarisme et une opposition légale stérile qui ne s'oppose à rien. Certains observateurs estiment que le Président a les coudées franches et est seul dans l'arène. Etes-vous du même avis ? Le président de la République est le seul habilité à prendre des décisions sur les grandes questions d'intérêt national, mais aucun Président n'a « les coudées franches » pour décider tout seul, car les affaires de l'Etat sont complexes et il y a des impératifs de sécurité nationale et de relations internationales sur lesquels le Président ne peut pas agir contre l'avis de l'institution militaire. A titre d'exemple, je ne pense pas que le président des Etats-Unis a conduit l'Administration américaine vers la politique actuelle sans l'accord du Pentagone. Du reste, il faut souligner que les autres institutions, notamment le Parlement, ne jouent pas leur rôle en toute indépendance. En l'absence d'une opposition réelle, le président de la République a la tâche facile. Il faut ajouter que par rapport à ses prédécesseurs, il a une grande marge de manœuvre vis-à-vis de l'Armée. L'ex-wali d'Oran a été condamné à huit ans de prison. Le wali de Blida a démissionné. Son fils sous mandat de dépôt. D'autres hommes d'affaires et hauts fonctionnaires de l'Etat sont devant la justice. Pensez-vous qu'il existe une réelle volonté de l'Etat de lutter contre la corruption ? L'Algérie a connu beaucoup de procès dans le cadre de « la lutte contre la corruption ». Qui ne se souvient pas de l'affaire du général Belloucif et de quelque 2000 cadres gestionnaires arrêtés et jugés, dont certains se sont retrouvés, après cinq ans de détention et une décision d'acquittement, à la tête d'un holding ? Aujourd'hui, on parle de plusieurs dossiers allant de l'affaire Khalifa au foncier d'Oran et de la Mitidja. Mais est-ce qu'on peut conclure que le Pouvoir a décidé de lutter contre la corruption ? Je veux bien le croire. La lutte contre la corruption doit être une action permanente menée par la police judiciaire, libérée des contraintes et des instructions de la hiérarchie, et des magistrats qui doivent juger en toute indépendance. Est-ce le cas aujourd'hui ? Je pense que malgré le tapage fait autour de ces dossiers, il y a une ligne rouge tracée par le pouvoir politique que les institutions chargées de l'enquête et du jugement ne doivent pas franchir. Concernant l'ex-wali d'Oran et afin d'éviter toute amalgame, Bachir Frik n'a pas été condamné pour corruption mais pour « dilapidation », à savoir le transfert d'un terrain d'une administration à un organisme public et la distribution de 5 logements et de 5 locaux commerciaux, dont 1 local pour sa femme et un autre pour son gendre. Bachir Frik a fait un pourvoi en cassation et continue à proclamer son innocence. Le reste a été dit au cours de son procès devant la presse.