certains écrivains se font un malin plaisir d'interpeller leurs lecteurs comme s'ils ne pouvaient écrire seuls, dans le silence d'un pacte qui diffère l'acte de lecture. La pratique est évidente chez Diderot qui veut, à toutes forces, tenir éveillé son lecteur. Dans Jacques le fataliste, le lecteur est houspillé, malmené par un auteur qui ne supporte pas qu'on l'interrompt dans son récit. A celui-là, curieux, qui pose des questions pour connaître l'identité des héros, leur passé, leur avenir, celui-ci ne répond rien. Mieux encore ! Celui qui raconte affirme son droit à l'absolue fantaisie et renvoie son interlocuteur au rôle qui lui est dévolu : écouter et suivre passivement le fil conducteur du récit qui se fera sans lui, de toutes les façons. Si bien que la question inévitable finit par se poser : pourquoi « inventer » un partenaire intelligent si c'est pour lui demander d'être bête ? La question est inévitable, et c'est bien sur elle que Diderot veut faire buter son lecteur afin qu'il réagisse et ouvre les yeux : le maître de la narration - maître tout court -, dispose des hommes et des choses comme il l'entend. L'attitude du narrateur qui exhibe, telle une provocation intolérable, sa toute puissance fictionnelle, dénonce le fatalisme et révèle l'arbitraire insupportable. De là à dire que, dans la vraie vie, il ne tient qu'à l'homme de prendre en main sa destinée, loin des leçons qui sermonnent et assujettissent, il n'y a qu'un pas que le philosophe français du XVIIIe siècle franchit allégrement en optant pour une écriture interactive. Je vois le même procédé chez Jâhiz, un auteur arabe du IXe siècle qui avait lu, paraît-il, une quantité impressionnante de livres, sans que cela lui ait rendu l'esprit chagrin et la « chair triste ». C'est peut-être tout le contraire qu'il faut constater. Grand lecteur, comme Diderot l'encyclopédiste, Jâhiz sait tout le profit ludique qu'on peut tirer d'un interlocuteur mis en texte pour donner la réplique à un auteur en mal de solitude impertinente. L'ordonnancement du monde se partage. Le regard qu'on porte alentour, les interrogations suscitées, tout cela ne peut bien se faire qu'à la manière philosophique : à deux, en un débat qui n'esquive pas le paradoxe. Premier paradoxe. Jâhiz accepte volontiers d'être un écrivain public au service de ses concitoyens. Problème des voleurs en ville ? Pas de problème. Voilà mon Classement des ruses et des voleurs qui opèrent le jour et le détail des ruses employées par les malfaiteurs nocturnes. « Tu as lu mon premier livre et tu en as retiré tout le profit possible. C'est toi-même qui me le fais savoir. D'après toi, ce livre t'a permis de combler tes lacunes, de renforcer tous tes points faibles et, en somme, de faire de grands progrès car il t'a fourni de nombreux renseignements sur les fourberies les plus subtiles et t'a ouvert les yeux sur les ruses les plus extraordinaires, à tel point que tu en sais plus qu'il n'est nécessaire pour déjouer les machinations et les subterfuges les plus adroits. » A la bonne heure ! Demandeur une première fois, le lecteur en redemande. Aussitôt commandé, aussitôt servi. La communication est si rapide et si efficace qu'elle en devient suspecte, laissant flairer l'artifice d'un écrivain rusé, coupable de publicité factice et facile. Présomption d'innocence ? Vous voulez rire ! Je veux bien, cher Jâhiz, te demander des recettes pour me prémunir contre les voleurs, ne serait-ce que pour tranquilliser les vigiles et autres gardiens de l'ordre tandis que je veille sur mon propre grain. Ce qui, soit dit en passant, voudrait déjà dire que la ville est bien mal gardée, et que je ne fais confiance à personne. Mais si l'insécurité gagne la cité, que m'importent les avares et les avaricieux ? Que ces gens-là veillent sur leur magot matelassé ! Grand bien leur fasse ainsi qu'à leurs héritiers attentifs à la moindre faiblesse du futur moribond, suspendus à un dernier souffle dont les pères Picsous ne sauraient faire l'économie. Enfin ! Que m'importent ces histoires de famille, enfin ? Toute résistance est inutile, et de force, me voilà embarquée dans Le livre des avares, dans un scénario quasi immuable où je vois des hommes manger. Invariablement, un avare invite à grands frais, et les invités jamais n'invitent à leur tour. Tout en se goinfrant, entre deux plats bien garnis, ces mêmes invités dénoncent la ladrerie et la cupidité qui sont supposées être les défauts de leur hôte dont ils louent la magnificence. Je ne suis pas à table, en dehors d'une scène de grande restauration qui se répète à l'infini. Pas faim. Pas envie de manger aux côtés de ces gens-là que l'auteur me désigne. Spectatrice, je garde dans ma main la corde de ralliement que Jâhiz noue depuis le début avec moi, lectrice d'aujourd'hui. Je déteste cet appétit servile, cette façon qu'ont les flagorneurs de se serrer les coudes pour cause de reconnaissance du ventre. Lancée voilà des siècles, la corde reste tendue et suffisamment sûre pour assurer la vision d'une perversion de ce rituel basique qu'est le partage du pain. Avec quels semblables désormais s'attabler sainement ? Quelle communauté possible pour mon auteur et moi, dans une société qui se structure sur la base d'un clientélisme mercantile ? Et c'est là, cher Jâhiz, cher Diderot, que je vous retrouve. Vous qui ne m'avez fait subir une douce violence que pour m'obliger à rester avec vous dans une communauté civique dans laquelle on apprend que ce ne sont ni les voleurs, encore moins les avares, qui sont dangereux. Mieux vaut apprendre à se prémunir contre les faux-semblants et les idées reçues. Bien voir la faille qui plonge entre les lettres imprimées et moi, l'opacité d'un protocole social qui favorise les échanges occultes, engendre les valets et autres parasites. De vous à moi, cher Diderot, cher Jâhiz, j'avoue que je préfère manger en votre compagnie. Dans notre monde, les règles sont tout à fait raisonnables. On ne mord pas la main qui nous donne à manger du papier. On ne lâche pas la corde salvatrice qui maintient le contact entre des êtres qui n'ont pas l'esprit chagrin, ni même la chair triste.