Trois ans après leur élection chaotique en octobre 2002, les évolutions qu'a connues la scène politique et le retour de la sérénité dans la région, les élus aux APC et à l'Assemblée populaire de la wilaya de Béjaïa ne s'attendaient sans doute pas à ce que « la crise » les rattrape à seulement 18 mois du terme théorique de leur mandat. Ce qu'ils disent avoir entrepris hier, au prix de sacrifices réels pour contribuer à ramener la stabilité en Kabylie, passe désormais dans la case de la « sixième incidence de la crise », propulsée comme sésame de tout règlement définitif par les archs et le gouvernement. Le plus grand taux de participation aux locales du 10 octobre 2002, probablement sur l'ensemble des communes des deux wilayas de Béjaïa et de Tizi Ouzou, a été enregistré à Darguina, commune située sur le versant est de la wilaya de Béjaïa (15 000 habitants). Près de 44% selon les chiffres fournis aux lendemains des élections par les services de la wilaya, et plus de 53 % selon « l'estimation actualisée » de M. Bektache, le président de l'APC. L'homme tient à la précision dans une sorte de pointe d'orgueil, mais ne se fait aucune illusion quant à l'intention des pouvoirs publics de faire dans le détail. Après avoir été élu maire en 1990 sur une liste RCD, cet ancien ingénieur de Sonelgaz quittera son parti, et sera reconduit en 1997 et 2002 en menant une liste indépendante. Au lendemain du verdict du dernier Conseil des ministres, il dresse un bilan de son long règne comme quelqu'un qui ne devrait jamais se réessayer à l'activité publique, et parle de projet de CEM, de piste à ouvrir et de bien d'autres soucis classiques d'édile local. « On savait que le pouvoir politique pouvait se montrer ingrat et peu soucieux de certains principes démocratiques, mais là, il y a lieu à mon avis d'être outré par le sort que l'on veut nous réserver. Je me souviens que juste avant les élections, les représentants de l'administration ne ménageaient aucun moyen pour amener les gens à participer... On incitait même les candidats potentiels à présenter des listes sur simple feuille volante. C'est vous dire que les temps ont changé... », lâche-t-il enfin, reconnaissant qu'il est pour le moins blessé dans son amour-propre d'élu. Le jour du vote aucun incident n'a été déploré à Darguina, se félicite M. Bektache qui n'écarte pas, hypothétique consolation, la perspective d'un boycott massif aux partielles projetée tant « l'acte de voter a été discrédité par les tenants du pouvoir ». Djamel Azzoug, la quarantaine, président de l'APC d'Amalou, une localité pauvre de la rive sud de la Soummam. Cet ancien animateur du MCB, « le MCB des années 1980 », tient-il à préciser comme pour revendiquer des heures de gloire du mouvement, garde des réflexes de militant et refuse d'accuser le coup. « Non, je ne me considère pas kamikaze... J'ai répondu à l'appel de la conviction et du devoir. Je n'étais pas le seul à avoir fait le constat que ceux qu'on appelle délégués des archs obéissaient à des feuilles de route établies ailleurs. C'est le pouvoir qui, en 2002, ne voulait pas d'élections en Kabylie. La preuve, ces contingents de CNS, envoyés dans les hameaux les plus reculés et dont la présence, n'a fait qu'inhiber les citoyens et mettre en présence les ingrédients de l'émeute... Et puis Bouteflika n'a pas à nous remercier car nous avons été candidats pour contrer son projet et celui du pouvoir qu'il incarne... » L'entrepreneur reconduit à la tête de l'APC, après un premier mandat entre 1997et 2002 (près de 12% de participation), affirme avoir abandonné son entreprise pour se consacrer à la gestion de la municipalité. Une participation pour ramener la stabilité Oui, la décision de la participation était facile à prendre, répond M. Azzoug qui assure avoir fait campagne sans anicroches notables dans 13 villages sur les 14 qui gravitent autour du chef-lieu de sa commune. « Certes, nous avons eu à gérer des susceptibilités exacerbées à l'époque par le discours archaïque et diviseur des archs, mais sachez qu'à la veille du 10 octobre 2002, nous avons organisé une réunion avec les représentants de tous les villages pour discuter de l'utilité ou non d'aller voter... Nous avons demandé aux réfractaires de nous convaincre, et Dieu sait qu'à la fin de la rencontre le consensus s'est fait sur la nécessité de barrer la route aux aventuriers. » L'APC de Seddouk, municipalité qui a occupé longtemps la « une » des journaux quant à la tension chronique et la violence des heurts qui s'y sont déroulés, a été élue à un taux de participation n'ayant pas atteint le 1%. Une portion qui a donné du bon grain à moudre pour les archs et qui n'a pas empêché le FFS d'y occuper les 9 sièges mis en compétition. Djamel Tigrine, premier responsable de la commune pour la deuxième fois après un premier mandat entre 1997 et 2002, reconnaît avoir vécu des moments très difficiles et parle d'« enfer » et de « véritable guerre », le jour du 10 octobre 2002. « J'ai été menacé plusieurs fois et j'ai reçu des écrits anonymes me menaçant de mort... On m'a tendu des ''embuscades''... C'est vous dire dans quelles conditions nous avons évolué. » Cet ancien postier soutient avoir enduré toute la pression pour la simple raison qu'il était convaincu, et le reste encore, du bien-fondé de la participation. « Nous avons accompagné le mouvement de protestation au début, mais à la veille des élections locales, les données avaient changé. A commencer par la non-représentativité d'individus autoproclamés délégués des archs et représentants de la population, puis la volonté de plus en plus manifeste du pouvoir à maintenir l'agitation dans la région. » L'homme s'en tient en somme à la philosophie de son parti. Les mois qui ont suivi l'élection furent également durs pour le staff communal qui a dû faire face à plusieurs menées du mouvement des archs qui cherchait à déloger de force les élus. L'une de ces manifestations a malheureusement connu, en novembre 2002, la blessure par balle d'un jeune qui en décédera quelques mois plus tard à l'hôpital de Tizi Ouzou. M. Tigrine en tient pour responsable un « petit groupe de pseudo-délégués », qui ont tout fait pour maintenir la tension alors que les animateurs du mouvement continuent, quant à eux, à exhiber le drame pour charger davantage les « indus élus ». « J'ai été menacé de mort » Notre interlocuteur soutient que les choses sont rentrées dans l'ordre depuis au moins deux années et que le fameux appel à la mise en quarantaine, lancé par les archs, a reçu un camouflet cinglant puisque l'APC est « sollicitée le plus normalement du monde » par les citoyens, et ce sont finalement les « pseudo-délégués qui sont mis en quarantaine ». Deuxième pôle urbain de la wilaya, après la ville de Béjaïa, la municipalité d'Akbou (plus de 50 000 habitants) a pour sa part connu des pics de violence meurtriers durant les années du printemps noir. La journée du 10 octobre 2002 fut des plus agitées. Abderahmane Bensbaa y a conduit la liste du FFS pour un deuxième mandat communal dans l'adversité et la confusion. Avec un taux de participation qui n'a pas atteint les 7%, la liste FFS s'est adjugé 8 sièges sur les 11 composant l'assemblée, les trois restants ayant échu à la liste FLN. Medboua Ouali, président de l'APC depuis la démission de M. Bensbaa en 2004, parle comme un partant et met en avant le travail fourni par son staff et les projets lancés sous le règne du FFS. « Nous laissons quelque chose comme 20 milliards de centimes dans les caisses, alors qu'à notre arrivée, nous avons trouvé la commune endettée ». Le fonctionnaire, invité à parler de l'expérience du 10 octobre 2002, relativise amplement tout ce qui s'est dit sur l'événement et soutient que, le concernant, il s'est représenté sans vraiment tenir compte de la position des archs comme élément déterminant dans la prise de décision. Habitant la ville d'Akbou, l'homme défend ne s'être jamais senti isolé de ses concitoyens ni avoir subi de pression particulière durant la campagne. « Notre souci en tant que staff sortant en 2002 était de continuer sur la lancée amorcée durant le premier mandat, et puis politiquement, nous avons jugé dans la suite des positions du parti que le rétablissement de la paix était un impératif urgent... Je pense que nous avons réussi. » Quant au pourcentage congru de la participation, il l'impute au sort réservé aux urnes, dont plusieurs se sont retrouvées entre les mains des émeutiers et brûlées. Abderahmane Bouchoucha est élu FLN à l'APW. Il a participé au dernier rassemblement de protestation qui a regroupé les élus à l'appel de la fédération FFS de Béjaïa, la semaine dernière. Un cas atypique en l'occurrence. Le ton qui a été le sien durant la prise de parole révèle tout le ressentiment de cet entrepreneur qui dit avoir rejoint l'ancien parti unique dans les années 1970. « Je n'ai pas seulement répondu à l'appel du parti en 2002 mais aussi tenté d'être en phase avec une conviction personnelle. Les gens donnent l'air d'oublier que la région était pratiquement dans le chaos depuis plus d'une année. J'ai pris la responsabilité d'y aller parce qu'on allait droit vers une aggravation de la situation. » Une participation qui lui a coûté des intimidations, des lettres de menace et parfois des propos injurieux dans la rue, relate-t-il. « Nous avons tenu parce qu'on savait que ce n'était pas là le fait de la population mais d'un groupuscule qui voulait mettre fin à tout exercice politique. » C'est en tant qu'élu de la wilaya devant fidélité aux voix qui l'ont propulsé à l'APW que M. Bouchoucha dit assumer une attitude de fronde envers les directives du parti qui, comme on le sait, et par la voix de M. Belkhadem, son sécrétaire général, avait appelé ses militants à se retirer. Les élus refusent donc d'assumer leur parcours comme produit indu de la crise. Présentés souvent comme des individus ne s'embarrassant peu d'un vaste consensus populaire contre les élections, parce que n'ayant pas grand-chose à perdre, ils encaissent aujourd'hui « la révocation » décidée par le pouvoir comme un acte qui conforte le bien- fondé de leur participation puisque là encore, ils se retrouvent en position d'opposants et qu'il a fallu le recours au « coup de force juridique » pour les faire partir.