L'ethnologue humaniste a été un grand témoin de l'évolution de l'Algérie. Arrivée dans les Aurès en 1934, Germaine Tillon n'a pas cessé de dénoncer la torture pendant la guerre d'indépendance tout en refusant toute forme de violence aveugle. Ennemis complémentaires est à lire au plus vite. Contrairement à Albert Camus qui avait choisi sa mère à la justice, Germaine avait décidé d'avoir les deux. Lors de la guerre d'indépendance algérienne, l'ethnologue avait pris fait et cause pour la justice en dénonçant notamment la torture, mais n'a jamais renoncé à sa mère, la France. Sa sympathie va aux deux côtés, aux ennemis complémentaires. Elle n'a renoncé ni à son amour de la patrie ni à son amour de la justice. D'abord, le personnage. Car Germaine Tillon est un personnage, un témoin capital, qui a regardé vivre l'Algérie depuis 1934. C'est au cours d'un séjour d'études dans les Aurès, de 1934 à 1940, qu'elle élabore ce qui deviendra la célèbre théorie de la société des cousins et de la société des beaux-frères et met en lumière de manière définitive « la relation entre pauvreté, tiers-mondialisation et écrasement des femmes ». De retour en France, trahie par un proche, elle est déportée dans le camp de Ravensbrück où elle tente de survivre de l'automne 1943 au printemps 1945. Pour résister, elle étudie le fonctionnement des camps et expose ses remarques ou sa thèse sur les Aurès aux autres prisonnières, mettant souvent en jeu sa propre vie pour sauver ses compagnes. La résistante repart en Algérie entre 1954 et 1957. Publié pour la première en 1960, Les Ennemis complémentaires, aux éditions Tirésias, s'est enrichi dans sa nouvelle édition. On y retrouve le regard de l'ethnologue engagée, le récit de ses rencontres avec les responsables des attentats d'Alger, Yacef Saâdi et Zohra Drif, dénonciations virulentes de la torture, plaidoyers contre la peine de mort et une correspondance avec le général de Gaulle. Dans un échange de lettres, publiées dans ce livre, les deux cousins, Yacef Saâdi et Germaine Tillon, donnent toute la mesure de la guerre, avec sa logique forcément sanglante et ses questionnements. Nous suivons, nécessairement captivés, cette correspondance très riche. « Le terrorisme des uns justifie la torture des autres, la torture et les exécutions capitales rendent licites les attentats. Que faire ? Tenter d'arrêter cet engrenage infernal en s'efforçant de comprendre l'origine du mal, en intervenant de toutes ses (faibles) forces pour sauver des vies humaines », note son éditeur. « Elle a su mener dans un même mouvement action et réflexion, nous avons affaire à la fois à une pensée et à un destin », note si justement Tzvetan Todorov, ami de longue date. Pour Jean Daniel, c'est une « Juste parmi nous ». « Ce qui touche le plus dans ces textes que j'ai lus et relus avec une complicité frémissante, ce sont les audaces insolites d'un engagement si personnel. Germaine Tillon pense par elle-même sans se soucier des doctrines environnantes ni des modes de pensée », confie Jean Daniel dans sa préface. On retient effectivement que Germaine Tillon est libre et audacieuse. Sa rencontre avec Yacef Saâdi est réellement impressionnante. Ce n'est pas pour rien que l'ancien responsable FLN de La Casbah lui rend visite chaque année.