Au temps du colonialisme, elle était interdite d'accès aux Algériens. Aujourd'hui, à son entrée est implantée une enseigne qui indique que le lieu est interdit à la baignade, car pollué. Interdiction cependant bravée. Il s'agit de la plage Eden. Située à Bologhine, à l'ouest d'Alger, elle s'étend discrètement sur une enclave entourée en partie de rochers. Le lieu présente un décor désolant. Du côté du mur de soutènement, des pêcheurs ont aménagé des cabines où ils rangent leur barque et entretiennent leur équipement de pêche. Les cabines, qui n'ont rien à envier à des bauges, sont fabriquées avec des moyens de fortune, à l'exemple de ces planches et bois vermoulus qui agressent les yeux de par leurs façades aussi lugubres que celles des léproseries. Aux abords de la plage traînent des sachets d'ordures au bonheur des rongeurs et des chats et chiens en quête de pitance pour ne pas rendre l'âme. Outre les détritus, se mélangent au sable des hardes, des algues, du bois, des objets ferreux, des canettes et des tessons de bouteilles de bière ou de vin, témoins de ces nuits vécues sous les éphémères illusions procurées par les effluves. Les conditions d'hygiène et de sécurité n'existent pas dans cette plage, mais elle est fréquentée par les pêcheurs et baigneurs de tout âge. Certains éprouvent un rapport nostalgique et presque charnel avec ce lieu, car il traduit une partie de leur passé, en particulier l'enfance. « C'est ici que nous avons grandi et appris à nager », expliquent-ils. Les enfants y viennent tous seuls, à l'instar des pêcheurs et du reste des estivants des quartiers limitrophes. Ils nagent, jouent au ballon et s'allongent sur le sable pour prendre du soleil au milieu des ordures et des algues. Ils ne se soucient pas des maladies et ne comptent pas changer de lieu pour se baigner. « Nous ne sommes jamais tombés malades. L'an dernier, il y avait des cas de conjonctivite. Mais cela concerne toutes les plages d'Alger. L'Eden est une plage où nous avons grandi, nous ne pouvons pas nous en séparer », relèvent des gosses rencontrés sur les lieux. « Nous avons nettoyé à maintes reprises la plage. Néanmoins, une fois l'opération finie, des gens viennent y déverser leurs ordures », ajoutent d'autres enfants. Pour les pêcheurs, l'Eden est un lieu de travail et de détente en même temps. C'est dans cet endroit qu'ils ont rangé tous leurs équipements. C'est un point d'attache et de chute, d'où ils partent pour pêcher et y reviennent pour vendre leur poisson quand ils ne peuvent pas sortir, la plupart du temps pour des raisons climatiques. « Nous pêchons du poisson blanc. Le soir, nous le vendons sur cette plage aux démunis. Ailleurs, il est vendu jusqu'à 500 DA le kilo. Nous le cédons à moitié prix. Il y a ici 42 barques, soit une barque pour deux pêcheurs. Nous nettoyons les lieux, malheureusement, le manque de civisme des gens a fini par nous rendre las », explique un pêcheur. « J'ai 76 ans. Au temps du colonialisme, j'étais l'un des rares Algériens à être autorisé d'accès à cette plage. Aujourd'hui, il m'arrive de recevoir sur la tête des sachets d'ordures des habitants limitrophes. C'est décevant. Cette plage a vécu son temps », ajoute le doyen de ces pêcheurs. Eux aussi nagent en ces lieux malgré l'interdit qui frappe la baignade à l'Eden. « La plage est interdite à la baignade. Les enfants viennent ici seuls passer la journée. ils n'ont pas les moyens pour aller ailleurs. Presque tous les habitants des communes environnantes ont appris à nager ici. Il y a aussi des gens qui viennent ici pour nous acheter notre poisson. Il coûte moins cher. L'escalier de secours est bloqué. Il y a risque de mourir quand il y a mauvais temps. Nous avons tous grandi ici. J'ai 46 ans. J'ai vécu et continue à vivre ici. Mon père aussi », relate un de ses amis. Nous surnommons cette plage le cimetière des ordures. Les déchets des bateaux en outre finissent par s'amasser sur cette plage où nous repêchons aussi des cadavres. Toutes les plages d'Alger sont polluées. La nôtre est sale. Les responsables concernés l'ont déclarée polluée parce qu'ils ne veulent pas travailler, à savoir nettoyer et sécuriser l'endroit pour permettre aux gens d'y passer l'été. Aussi, le problème de la pollution est un prétexte pour eux pour fuir leurs responsabilités. De notre côté, nous nous détendons et nageons ici. Nous nous connaissons tous, nous sommes entre familles. Nous n'avons jamais attrapé de maladies. Le plus jeune de nous est âgé de 45 ans », indique un autre de ses amis. « Pourquoi les instances concernées ne font rien pour sécuriser l'endroit en nous aidant à rénover nos équipements pour travailler, sachant que le dernier parmi nous a cinq enfants à nourrir. On veut au contraire nous expulser d'ici », poursuit un pêcheur. L'Eden. La plage a vécu son temps. Il n'y a de place que pour les nostalgiques et ceux qui bravent l'interdit dans la dérision. C'est le paradis des pauvres. Ou plutôt leur enfer le moins imparfait. Ils n'ont pas où aller si ce n'est en cette plage qui constitue leur havre. Le havre des démunis.