Peut-être que dans le concert officiel d'approbations empressées au projet de réconciliation nationale qui va probablement s'élever, ma voix ne sera-t-elle qu'une note discordante : je n'aurai pas l'outrecuidance de croire qu'elle pourra troubler, de quelque façon que ce soit, l'unanimité (voire l'unanimisme) qui, une fois encore, ne manquera pas de se manifester. Je sais en revanche que nombreuses sont les familles qui, comme la mienne, ont perdu un être cher victime du terrorisme ou ont tout simplement souffert du malheur qui a frappé leur pays et sont aujourd'hui anéanties par le fardeau de « mansuétude et de générosité » qui vient d'être jeté sur leurs épaules. Anéanties par l'alternative qui se profile : celui ou celle qui n'accepte pas ce fardeau devra assumer le bilan alourdi des 100 000 victimes du terrorisme, devra assumer son manque de nationalisme, devra assumer le doute sur son islamité. Le 10 octobre 1993, le professeur Djilali Belkhenchir était assassiné à l'intérieur même de l'hôpital où il exerçait en tant que chef de service. Son nom venait s'ajouter à la longue et douloureuse litanie de ceux et celle qui, engagés chaque matin au service d'un peuple et d'un pays qu'ils chérissaient plus que tout au monde, sont retournés un soir dans un cercueil chez leurs parents, leurs femmes et leurs enfants. Hommes et femmes de science, journalistes, enseignants, artistes, hommes et femmes de religion, policiers, militaires, ils n'avaient pas déserté leur idéal, ils n'avaient pas fui le devoir de se tenir debout pour leur patrie. Les trois jeunes gens qui ont assassiné mon mari ont certainement « retrouvé leur foyer et leur place dans la société » car ils s'étaient simplement « égarés ». Mon mari, lui, ne reviendra pas... Ma vie et celle de mes enfants a été bouleversée mais c'est à nous de faire preuve d'un « haut niveau de noblesse et de nationalisme », c'est à nous de solliciter une réconciliation des bourreaux de notre mari et père, bourreaux qui, au demeurant, n'ont jamais rien demandé et qui s'en préoccupent comme d'une guigne. J'ignore si ces assassins ont été impliqués dans « des massacres collectifs, des viols ou des attentats à l'explosif dans des lieux publics » pour qu'éventuellement ils puissent être inquiétés, mais si cela était, comment l'établir judiciairement puisque après l'attentat commis contre mon mari, sous les yeux de nombreux témoins (consultants et employés de l'hôpital), la police n'a même pas daigné ouvrir le moindre petit début d'enquête ? Et que dire des commanditaires qui, en tant que tels, peuvent se targuer de mains blanches et propres ? Car il a bien fallu des donneurs à tous ces exécuteurs de basses œuvres, des hommes de l'ombre dont la criminelle volonté éradicatrice était justement de tuer l'esprit de Novembre qui animait les Belkhenchir, Boucebci, Djaout, Liabès, Boukhobza, Sanhadji, Sebti, Benhamouda, Stambouli, Asselah, Alloula, Mekbel, Medjoubi... Ma douleur est grande de ne pouvoir citer tous les hommes et toutes les femmes qui ont payé de leur vie l'unique tort d'aimer leur patrie. Qui aura le courage un jour d'égrener tous les noms de cette liste macabre et interminable ? Des hommes et des femmes de valeur qui avaient repris le flambeau des mains de leurs pères, de leurs frères et de leurs sœurs tombés au champ d'honneur, laissant en héritage le devoir de construire l'Algérie. Combien en a-t-il coûté à tous, autorités et peuple confondus, pour former ces hommes et ces femmes qui ont eu la lourde tâche de remettre l'Algérie en marche en 1962 puis de la maintenir debout jusqu'au jour de leur mort ?Les dizaines « d'égarés » réunis qui ne manqueront pas de revenir « retrouver leur place dans la société » ne pourront jamais équivaloir une seule des personnes qu'ils ont assassinées, ni dans ses compétences ni dans les hautes valeurs morales dont elle a laissé le souvenir... Pauvre Algérie qui, après avoir perdu les meilleurs de ses fils pendant la guerre de libération, s'est retrouvée, 40 ans après, amputée de l'élite péniblement constituée qui devait lui assurer une place honorable dans le concert des nations développées et civilisées. On aura compris que par fidélité à la mémoire de nos martyrs de la Révolution et de nos martyrs du devoir, ni mes enfants ni moi-même ne nous sentons concernés par un quelconque scrutin qui donne raison aux bourreaux contre les victimes. Il n'y a cependant aucun souci à se faire car aujourd'hui comme hier, lorsque régnait la terreur, ils sont bien plus nombreux ceux qui ont regardé ailleurs quand leurs concitoyens se faisaient égorger, ceux qui ont voté pour « l'hydre intégriste », ceux qui se croyaient et se croient encore à l'abri parce qu'ils ne se sont jamais engagés dans un honorable combat, ceux qui n'ont perdu aucun des leurs et qui ont réussi à sauvegarder leurs biens, ceux qui se sont cachés ici et à l'étranger, ceux qui veulent seulement qu'on les laisse à leurs petites combines et à leur business ainsi que tous les « applaudisseurs » officiels... Ne peuvent comprendre la douleur provoquée par la braise que ceux qui ont dû marcher dessus... Fadéla Belkhenchir (*) * Veuve du défunt le docteur Belkhenchir