Le décret présidentiel du 15 août 2005 est à inscrire au mieux au registre de l'indigence intellectuelle, au pire à celui de l'ignominie. Le peuple algérien, déjà victime d'une tragédie, dont il ne finit pas de payer le prix, se voit encore une fois bafoué par un projet de charte (qui sera, selon la bonne tradition du bourrage des urnes, votée à une « large majorité »). Charte qui, outre une rhétorique « arabo-islamique » bien utile quand il s'agit de berner l'opinion nationale, appelle en substance la population algérienne à pardonner des crimes commis par ceux qui ont mis le pays en coupe réglée : d'une part, la haute hiérarchie militaire et civile, qui se gorge d'hydrocarbures et autres affaires juteuses, véritables néo-colons qui hantent les beaux quartiers d'Alger et Club des Pins et, d'autre part, les groupes d'opposition armée d'obédience trouble qui ont fini par pactiser (1) avec le régime qu'ils combattaient et qui, pour la plupart, ont rejoint allégrement la nomenklatura dont ils épousent, « affaires » obligent, les méthodes qu'ils vilipendaient hier encore. Ignorée des uns et des autres, la « populace » (terme volontiers employé par les putschistes et leurs affidés), l'Algérie de la débrouille, de la survie, abandonnée à elle-même, toujours infantilisée puisqu'on va encore une fois la « sommer » par un pseudo-débat, d'entériner une solution venue d'en haut, est encore loin d'en finir avec une régression multiforme - sociale, économique, médicale, culturelle, etc. - malgré la manne engrangée ces dernières années par le pays, notamment grâce aux hydrocarbures. On relève dans ce décret un « vibrant hommage » aux « artisans de la sauvegarde de la République » et une extinction ou une remise de peine pour les terroristes. Ce n'est ni plus ni moins qu'une auto-amnistie des criminels des deux bords qui ont mené le pays au fond d'un gouffre, dont il lui sera d'autant plus difficile de sortir que le pouvoir est toujours aux mains de cette même nomenklatura et plus particulièrement du fameux « conclave » de généraux, y compris en « retraite », que l'homme de la rue appelle à juste titre des « décideurs », puisqu'ils ont toujours la haute main sur les affaires publiques au profit, bien entendu, de leurs intérêts privés. En quoi faut-il rendre hommage aux auteurs d'un coup d'Etat - permanent - qui décrètent un état d'urgence - toujours en vigueur - qui violent aussi bien les règles les plus élémentaires du droit interne comme celles du droit international(2) et qui durant toute la décennie rouge, ont sciemment entretenu la confusion dans les responsabilités pour organiser l'impunité ? Quel hommage faut-il rendre aux services de sécurité quand on sait que les victimes de disparition et d'exécutions extra-judiciaires ont été vues pour la dernière fois aux mains des agents de ces mêmes services ? Que les victimes de torture ont été les « hôtes » de ces services dans les désormais tristement célèbres centres de torture (Châteauneuf, Cavaignac, Antar et autres CTRI...) dirigés par les Aussaresse et les Barbie algériens ? Quelle crédibilité accorder à un projet visant à « consolider la paix et la réconciliation nationale », sans prévoir la moindre chance de poursuites judiciaires à l'encontre des hauts responsables de l'armée et des services de sécurité qui ont ordonné les enlèvements suivis de disparition, les tortures, les exécutions extra-judiciaires, les assassinats ciblés de journalistes, d'intellectuels et d'opposants, les jugements inéquitables par les tribunaux d'exception inspirés du régime de Vichy, qui ont organisé des tueries, défendu à leurs subordonnés de venir en aide aux populations soumises « en direct » à des massacres. Et qu'en est-il des hauts responsables civils (et il y en a une bonne dizaine) qui ont participé à l'organisation de ces crimes quand ils ne les ont pas cautionnés. Et aussi, qu'en est-il des « opposants » qui, après avoir déposé les armes, se sont rangés dans les « affaires » et se pavanent en toute impunité dans les rues d'Alger et d'ailleurs ? Le mépris de l'ensemble du peuple algérien est exprimé indirectement dans cette charte par la tentative de « rachat » de la douleur des familles de disparus. En effet, si la promesse de paix est brandie comme contrepartie de leur acceptation, quelle garantie lui offre-t-on que ceux dont on veut absoudre les crimes d'hier ne recommenceront pas demain ? Quelle garantie offre-t-on aux Algériens qu'ils seront demain citoyens à part entière et non des assistés au gré des circonstances ? Quelle garantie leur offre-t-on que leurs ressources seront consacrées à leur bien-être et à leur épanouissement et non pas au profit des « barons » d'Hydra et de Club des Pins ? Cette garantie est indissociablement liée au retour à un processus démocratique, précédé de la levée de l'état d'urgence, non pas sous l'égide de ceux qui auront un jour à rendre compte devant la justice mais d'Algériens dont la probité ne peut être sujette à caution. Dieu merci, il y en a. Or, ce projet est symptomatiquement de la consécration des mêmes personnes aux mêmes (ir)responsabilités, dans une logique dangereuse qui non seulement ne nous éloigne pas des errances d'hier mais qui risque de déboucher sur les mêmes violations des droits de l'homme, les mêmes spoliations, les mêmes dénis de liberté et de justice, les mêmes dénis de démocratie. Que valent les mesures d'appui aux familles de disparus quand on fait l'impasse sur la cause essentielle du drame qu'elles vivent : le terrorisme d'Etat, pensé et exercé méthodiquement par les services de sécurité ? Limiter les mesures à la prise en charge matérielle des familles de disparus est tout simplement leur faire encore une fois injure en monnayant leur résignation. Les indemnisations vont de soi, ce n'est nullement un privilège que l'Etat accorde, tant le double préjudice - moral et matériel - subi par ces familles est énorme. Il a failli quand il s'agissait d'enlèvement et autres crimes commis par les terroristes. Il est coupable et responsable dans les cas commis par les forces de sécurité. Ce que les familles attendent et exigent surtout, c'est que toute la vérité soit faite sur les disparitions et que les commanditaires soient jugés. Que les disparus retrouvent leur famille s'ils sont encore en vie ou que leurs dépouilles soient remises à leurs proches pour qu'ils les enterrent selon leurs traditions et fassent dignement leur deuil. Cela suppose donc l'identification des personnes enterrées sous X et/ou dans les fosses communes. Pour cela, il est impératif d'associer pleinement les familles et leurs organisations - qu'il convient du reste de légaliser - à toutes ces procédure visant cette triple et indivisible revendication : réparation, vérité et justice. C'est cela qu'il fallait explicitement formuler dans le décret. « Consolider la paix et la réconciliation nationale », c'est faire en sorte que les victimes et leur famille regagnent confiance en la justice de leur pays. Ainsi, pour les familles de disparus ou d'assassinés, les torturés, les victimes de jugement inéquitable, ne pas craindre de (re)saisir la justice pour connaître le sort des leurs et identifier les responsables de ces crimes. Libre à elles, une fois justice rendue, de pardonner... Faire « entrer l'Algérie dans la modernité », c'est inscrire les crimes contre l'humanité dans le code pénal algérien et les déclarer imprescriptibles pour garantir aux générations présentes et futures le « plus-jamais-ça ». C'est ratifier les statuts de la Cour pénale internationale. C'est développer au sein de la population la culture des droits de l'homme pour que le citoyen soit au fait de ses droits et n'ait pas à trembler devant l'uniforme et pour que le militaire, le policier ou le gendarme, quelle que soit sa position hiérarchique, sache le risque qu'il court s'il lui venait par malheur l'idée de violer ces droits. « Entrer dans la modernité », c'est renvoyer l'armée aux casernes, en faire une institution de défense du territoire et non pas une « milice » de défense des privilèges et de répression au profit du fameux « conclave ». Pour paraphraser une analyse arabe sur l'état de la démocratie dans le monde arabe, « entrer dans la modernité », c'est faire en sorte que la valeur de l'homme se mesure à l'aune non pas de son pouvoir de nuisance (la nomenklatura algérienne en fait largement usage depuis la confiscation de « l'indépendance »), mais de sa capacité à améliorer sa société (tant d'Algériens, du simple artisan-ouvrier à l'universitaire, ont, hélas, été dissuadés et pris le chemin de l'exil). Malheureusement, aucun signal en ce sens n'est donné par le pouvoir algérien. Bien plus une opération cosmétique à l'intention de l'opinion internationale pour consolider le « système ». Ce décret en est une affligeante preuve. Il est peur être encore temps au chef de l'Etat de revoir sa copie... Il est de la responsabilité de la société algérienne authentique de dire non - par le droit et rien que par le droit - aux criminels, de quelque bord qu'ils soient, et de les empêcher d'hypothéquer l'avenir des enfants algériens. Les exemples du Chili et de l'Argentine nous autorisent une certaine espérance. Note (1) Les termes des accords passés en 1997 entre l'Armée islamique du salut (AIS) et les Services secrets algériens (DRS) sont toujours secrets. (2) Voir l'analyse factuelle et juridique de Justitia Universalis sur les disparitions en Algérie http://www.justitia-universalis.net/ ?Articles_et_Documents:Alg%E9rie.