En Algérie, il est toujours difficile de comprendre et de décoder les changements opérés au sein du pouvoir, du fait que la communication stratégique interne restreinte aux décideurs est très différente de la communication réservée aux membres du gouvernement ou de l'information distillée parcimonieusement aux citoyens. Les secrets d'alcôve demeurent une tradition profondément ancrée dans le haut commandement militaire, selon la formule consacrée « secret défense ». Alors qu'ailleurs, le remplacement d'un chef d'état-major est une procédure routinière qui n'intéresse pas les civils, la manière dont a été gérée la démission du général Lamari prouve que l'ANP demeure plus que jamais le cœur du pouvoir algérien, et l'objet d'enjeux de portée historique. La fin d'une transition La lecture politique de l'événement montre que le changement feutré, qui vient d'être opéré à la tête de l'armée, marque la fin d'une transition. Mohamed Lamari a été un des acteurs principaux du grand jeu de janvier 1992. Ce terme générique de la théorie des organisations définit « une pratique décisionnelle, apparaissant dans les situations de crise et de surprise stratégique, caractérisée par la modification de la distribution du pouvoir dans et hors de l'organisation ». L'ex-chef d'état-major avait également piloté la trajectoire stratégique qu'a prise l'ANP tout au long de la décennie terroriste. Elle est passée d'une volonté radicale et violente d'éradiquer l'islamisme insurrectionnel du FIS en 1992 à l'acceptation d'un islamisme institutionnel en 1997 et le dernier aveu en 2003 d'accepter un président islamiste s'il sortait des urnes. De ce point de vue, on peut dire que le général Lamari est un militaire discipliné respectueux des choix concertés du haut commandement. Car si son étiquette médiatique d'éradicateur acharné était vraie, il aurait eu plusieurs fois l'occasion de claquer la porte mais ne l'a pas fait (trêve avec l'AIS, repentance et réinsertion des terroristes, concorde nationale, amnistie, islamistes au gouvernement). Cependant, cette fin d'une transition spécifique de l'histoire algérienne ne veut pas forcément dire changement du rôle politique de l'ANP. De même que, si être chef d'état-major constitue un aboutissement professionnel pour un général, cela ne veut pas dire que cela équivaut à une fin de carrière. Aussi bien en Algérie que dans le monde, d'ex-chefs d'état-major sont devenus ambassadeurs ou ministres. Seule l'évolution de la situation politico-militaire dira si le retrait de Lamari est un adieu ou n'est peut-être qu'un au revoir. Outre le fait qu'il n'a pas souhaité la réélection de Bouteflika, il semble que Lamari se soit soumis à la demande d'une nouvelle trajectoire stratégique que s'apprête à prendre le haut commandement. Dans la lutte contre le terrorisme, Lamari avait géré l'ANP de manière brutale et dirigiste comme on gère une armée en tant de guerre. Elle a besoin aujourd'hui d'un autre type de commandement et d'une profonde réflexion avant de s'engager sur des axes de coopération internationale où la compétition militaire entre la France et les Etats-Unis éclate au grand jour, sur fond de pactes de défense, de ventes d'armes, d'implantations de bases militaires et de domination en Afrique. Les derniers ballets diplomatiques que le président gère avec les grandes puissances esquissent une sorte de résurgence du non-alignement, dont il a été un fer de lance dans la décennie 1970. La position géo-stratégique d'une Algérie pétrolière et gazière redevenue riche, stable et fréquentable intéresse au plus haut point les grandes puissances. A ce titre, le président Bouteflika veut s'affirmer comme le patron de l'armée et se positionner de manière décisive dans les acquisitions d'armement, les choix militaires stratégiques et les partenariats de défense déterminants pour l'avenir du pays, et sur lesquels il sera très difficile de revenir. Le pourra-t-il ? Tout dépendra de l'évolution prochaine de la matrice militaire, de la matrice politique, et de l'environnement international. Bouteflika fait jouer la matrice Les désaccords entre le président et l'armée ayant éclaté publiquement dès l'élection de Bouteflika (« je ne veux pas être un trois quart de président »), disait-il en 1999), il a donc fallu plus de cinq ans et un deuxième mandat au pouvoir présidentiel pour se débarrasser du général Lamari, alors que l'expérience algérienne a montré qu'il faut en moyenne un délai de préavis de deux ans pour se séparer d'un général titulaire d'un poste important. Ce temps de latence s'explique par les difficultés qu'a rencontré Bouteflika, durant son premier mandat, pour faire jouer les alliances de l'organisation matricielle de l'ANP, un véritable Etat dans l'Etat qui fonctionne en quasi-autonomie. Pour tenter de cerner les enjeux qui entraînent des changements dans l'état-major, il faut toujours se référer aux impératifs structurels et décisionnels du schéma d'organisation complexe de l'armée, appelé structure matricielle, confrontée en permanence à des situations stratégiques qui ne peuvent pas dépendre d'une structure rigide répondant à un seul ou à deux critères de responsabilité. Dans la théorie des organisations, les structures matricielles impliquent une obéissance multiple à un arbitrage complexe entre : la hiérarchie fonctionnelle ; la hiérarchie divisionnelle ; la hiérarchie opérationnelle ; la coordination verticale ; la coordination horizontale ; L'organisation matricielle génère une maximisation des capacités d'ajustement et d'adaptation à une situation donnée en faisant jouer l'intégration de toutes les hiérarchies contre le principe limitatif de la hiérarchie unique. Dans ce type d'organisation matricielle, aucun général, chef d'état-major, de région ou d'une structure centrale, n'est soumis à une hiérarchie unique. Les processus décisionnels sont acquis au fil des grades par des pratiques de l'expérience humaine de commandement individuelle et collective. Selon des critères définis au préalable ou rendus implicites par la pratique, la vigilance et le savoir-faire militaire, l'ordre donné par une hiérarchie doit être approuvé par les autres hiérarchies. A chaque échelon disposant d'une responsabilité, chaque élément peut temporiser à l'exécution d'un ordre de sa hiérarchie directe, avant d'en informer et d'avoir la confirmation des autres hiérarchies. Une décision n'est jamais issue d'un seul responsable qui dirige un territoire ou une fonction, mais le résultat d'une coordination ou d'une confrontation entre deux ou plusieurs hiérarchies, selon la complexité du problème, des interfaces et des interdépendances. L'efficacité de toute l'organisation matricielle dépend de la compréhension et de l'acceptation des règles du jeu par les éléments qui la composent. Elle dépend aussi de l'efficacité de son système d'information, de renseignement et de surveillance des hommes, des structures, des moyens, de l'environnement national et international, d'où l'importance de la sécurité militaire qui joue un rôle pivot très actif dans les rouages et les liaisons matriciels. Cela explique que les généraux responsables du renseignement ont vu défiler quatre chefs d'état-major, des dizaines de chefs de région et des chamboulements de l'organigramme central sans bouger de leurs postes depuis quinze ans. L'implacable efficacité de la structure matricielle d'une armée permet d'éviter les coups d'Etat, les coups fourrés, les coups de folie ou tout acte de malveillance ou d'incompétence mettant en danger la sécurité des militaires, des civils, ou des armements et équipements militaires. L'ANP donne aux novices de l'extérieur une image de pyramide hiérarchique rigide, alors qu'elle fonctionne en réseau matriciel, souple et interfacé avec l'environnement civil et international en nouant des alliances qui ne durent que le temps de régler le problème qui leur a donné naissance. Lorsque la règle du jeu matriciel n'est pas respectée, des conflits d'autorité, de hiérarchie et des luttes de pouvoir se mettent en branle pour le remplacement d'un responsable défaillant, ou l'ajustement des responsabilités de l'organisation par rapport à un changement de l'environnement. Lorsque les luttes de pouvoir ont abouti, le remplacement est programmé de deux manières. Le changement par la crise, brutal par démission ou limogeage à effet immédiat. Le changement intégré progressif et étalé dans le temps, par démission ou limogeage différé et choix des critères de remplacement. C'est exactement le choix concerté qui vient d'être fait entre le président, chef suprême des forces armées, et le haut commandement pour aboutir à la démission du général Lamari. En prenant le contrôle de la matrice militaire, le président Bouteflika a finalement réussi à assouvir son désir de renouer avec son destin personnel, celui de prendre le pouvoir qui lui était promis dans la configuration où l'avait laissé son compagnon Houari Boumediène à sa mort en 1978, et que les décideurs militaires de l'époque lui avaient refusé en lui préférant un des leurs Chadli Bendjedid. Mais en concentrant trop de pouvoir, sans relais politiques représentatifs et sans une réelle opposition, le président va vite se retrouver isolé face aux grands desseins qu'il projette, et contraint de descendre de son piédestal pour perdre son temps à régler des problèmes sociaux du ressort d'un simple pouvoir communal. Il a tout intérêt à ressusciter la matrice politique multipartisane caractérisée actuellement par une profonde léthargie de toutes les institutions élues. L'Algérie de 2004 n'est pas celle de 1978. Les compétences locales et régionales attendent toujours d'être activées.