Mohand Amokrane Cherifi est coordinateur de l'Alliance mondiale des villes contre la pauvreté dans le cadre du programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Auparavant, il a été coordinateur des programmes à la CNUCED dans le cadre de la modernisation des économies des pays de la zone franc. Mais avant d'atterrir dans la fonction publique internationale, M. Cherifi a été acteur de l'économie nationale depuis l'indépendance. Ingénieur à Grenoble (France) puis docteur en économie à Harvard, aux Etats-Unis, il a eu à occuper plusieurs fonctions dans le secteur public, où il a gravi tous les échelons de la Fonction publique avant d'être ministre (1987-1988) puis ministre conseiller auprès du chef du gouvernement (1989-1990). Dans cet entretien, M. Cherifi revient sur la notion de sécurité économique et sociale de l'Algérie et son plaidoyer en faveur d'un « patriotisme économique » qui protégerait tous les secteurs et entreprises stratégiques de toute appropriation étrangère. Vous avez plaidé pour la sauvegarde des secteurs étatiques stratégiques et vilipendé l'ouverture économique. Vous êtes resté apparemment un nostalgique des années 1970 ? La phase actuelle est importante parce que je considère qu'elle touche à la sécurité économique et sociale de l'Algérie. Le pays est à un stade et à un moment extrêmement importants de son développement. Il y a une mondialisation qui avance. Le monde actuel est en train de se libéraliser sous la pression des pays développés les plus industrialisés, les Etats-Unis en premier lieu. Cette libéralisation a été conçue de manière à créer des marchés ouverts pour ces économies ayant atteint des degrés de développement avancés. Cette théorie économique de la liberté des échanges, je l'ai personnellement combattue depuis toujours parce que par le biais d'une division du travail qui cantonne les pays en voie de développement dans les industries de main-d'œuvre et les pays développés dans une industrie consommatrice de capitaux. Et au jour d'aujourd'hui, parce que ce schéma-là commençait à s'user, parce que beaucoup de pays tout en se spécialisant dans des industries de main-d'œuvre commençaient aussi à mettre des barrières protectionnistes. Pour casser ces barrières protectionnistes, les pays développés ont créé un instrument, le GATT, un cadre des règles du jeu du commerce international, en leur faveur bien entendu, avant d'être transformé en institution : l'OMC. Une espèce de gendarme du commerce international dont la fonction est le démantèlement de toutes les barrières tarifaires et non de façon à ce que toutes les marchandises, services et capitaux puissent circuler librement dans toute la planète. Une telle démarche ne peut que favoriser les pays les plus forts au détriment des pays pauvres, qui n'ont pas une capacité de faire face à une telle compétition. Au jour d'aujourd'hui, on a engagé un processus avec un battage médiatique mondial au nom du libéralisme et louant la liberté, mais une liberté qui asservit. Une liberté qui fait de nous des dominés et non des dominateurs. Et qui nous cantonne dans un rang de consommateurs et non de producteurs. Et ça, c'est inacceptable. J'ai fait partie d'une équipe qui a essayé de construire une base économique selon des lois très connues au lendemain de l'indépendance. Il fallait, à partir des ressources que nous avions, mettre en place une base économique. Donc on a commencé à mettre en place les outils. Sonatrach, les fameuses sociétés nationales pour chaque créneau et branche d'activité. Nous avons conçu le développement à travers des instruments que nous devions construire. A l'époque déjà, et pendant qu'on développait cette politique, nous avons conclu que nous ne pouvions pas construire l'économie avec le secteur public national, mais qu'il faut essayer de faire émerger un secteur privé national, mais il ne fallait pas à l'époque que le secteur privé puisse demain dominer l'économie nationale, car nous avons peur d'un embourgeoisement et d'une déviation de la révolution. Mais l'activité du secteur privé a été conçue de manière complémentaire et non concurrentielle au secteur public. Et nous avons construit l'économie sur la base du crédit. On a souvent reproché aux dirigeants de l'époque d'avoir endetté le pays, mais je dois dire que parallèlement à l'endettement, nous construisions des usines. On ensemençait le pétrole et on récoltait des usines. Et d'une manière générale, on contrôlait totalement la manne pétrolière, et la présence étrangère était uniquement dans les services et non dans le patrimoine. Et durant les années 1978-80, dans notre plan pour les années 2000, nous avions prévu que toutes les usines créées autour du pétrole, de mécanique, de sidérurgie et autres soient toutes conçues de façon à être intégrées dans les industries du secteur de la transformation. Nous avions une intégration horizontale de répartition géographique pour les investissements pour que toutes les régions se développent en même temps et avoir de l'emploi à proximité, et en même temps une intégration verticale, à savoir que le produit pétrochimique puisse servir à l'agriculture, que les produits colorants puissent servir l'industrie de la tannerie. C'étaient des plans de maillage et de jonction des différentes activités qui permettent le décollage. Donc vous insinuez que jusqu'à la fin des années 1970-80 la manne pétrolière a été gérée au seul service du pays ? Il n' y a aucun doute là-dessus. ça, nous pouvons l'affirmer solennellement, tout le pétrole algérien tel qu'il a été exploité depuis l'indépendance a été utilisé pour payer le développement national. C'est grâce au pétrole que nous avions pu distribuer du social : médecine gratuite, éducation gratuite, subvention des produits de base (pain, huile, lait, sucre...). Comme il ne fallait pas perdre de vue que nous avions distribué énormément de revenus aux familles des victimes durant la guerre d'indépendance, des familles martyres traumatisées que nous avions portées à bout de bras pendant des années. C'était un élan formidable, et je ne suis pas nostalgique, mais ce qui se passe aujourd'hui dans d'autres pays rend cette politique beaucoup plus actuelle face à la mondialisation. Si on n'avait pas, à mon avis, suspendu cette dynamique depuis maintenant une quinzaine d'année, au jour d'aujourd'hui nous aurions des instruments capables et même un potentiel de production qui pourrait faire face à la concurrence internationale, et notre adhésion à l'OMC aurait été beaucoup plus facile parce qu'on aurait disposé d'outils plus performants et fiables qui auraient soutenu la compétition internationale. Et aujourd'hui, la manne pétrolière est utilisée alors dans quel service ? Actuellement, vous avez vu le pays disposer de 50 milliards de dollars de réserves de changes, 40 milliards de dollars de recettes dont 20 milliards à peu près d'importation de matières premières, de biens alimentaires, et une partie sert à rembourser la dette (autour de 21 milliards de dollars). Une bonne partie de cette manne est asséchée donc par l'importation de produits de consommation. La facture alimentaire est de l'ordre de 3 milliards de dollars. On importe toujours des céréales, du sucre, de l'huile, de la poudre de lait, etc. L'exportation hors hydrocarbures n'est que de 2% des exportations. L'agriculture nationale est sinistrée. Et nous continuerons toujours à importer des céréales parce que les céréales importées sont beaucoup moins chères que celles produites localement, puisqu'elles sont subventionnées. Et là, si nous ne faisons pas attention, nous n'aurons jamais une sécurité alimentaire. Le développement d'une culture céréalière est un axe vital pour le pays, à l'image de ce que font les Japonais avec le riz ou les Suisses avec les matières céréalières. Et là, je constate que le pays n'a pas de vision à moyen et long terme dans ce domaine. Il nous faut aujourd'hui une autre politique économique, faite avec les travailleurs, les syndicats, où il faut faire participer tout le monde, basée sur une évaluation branches de l'activité économique nationale : agriculture, industrie et les secteurs sociaux comme l'éducation, la santé, etc. D'après votre constat, est-ce qu'on peut conclure que l'Algérie gère mal ses ressources pétrolières ? Non, on ne peut pas dire cela. Ce qu'on peut dire simplement, c'est que l'argent est actuellement stocké. Il y a de l'argent sous trois formes : les réserves de changes (50 milliards de dollars), un fonds de stabilisation des recettes et il y a aussi un fonds de roulement des banques qui est en partie aussi l'argent de Sonatrach... Mais est-ce qu'il y a une traçabilité de cet argent, où il va ? C'est une très grande question. Aujourd'hui, il n'est pas fait rapport à l'Assemblée nationale, par exemple, dans les lois de finances de la quantité d'argent qui se trouve dans ces fonds de stabilisation. Et c'est toute la problématique. La deuxième problématique, c'est que dans le fonds de stabilisation, la grande question est : où ce qu'il est ? Est-ce dans un compte à l'étranger ? Un compte national ? Où est-il transformé en actions dans des sociétés étrangères ? On ne peut pas garder de l'argent dormant, ce sont des devises. Où se trouvent-elles et pour quel usage ? Est-ce qu'on veut faire un usage financier, comme font les Saoudiens ou les Koweïtiens pour avoir des intérêts ? Donc, tout ça est opaque pour le moment. Cette opacité est-elle due à un manque de transparence et de démocratie ? Non, parce qu'il n'y a pas d'interrogation. Je pense que le gouvernement a tout intérêt à être transparent sur ces questions-là : sur ce qu'il y a dans ce fonds ; comment il est rentabilisé... Peut-on parler de gaspillage ? On ne peut pas parler de gaspillage. On ne peut pas jeter comme ça un discrédit sur une gestion. Ce qui est certain, c'est que ces fonds-là ne sont pas utilisés aujourd'hui au service d'une politique globale qui permette le décollage des différents secteurs économiques du pays. On peut aussi dire que cet argent gagnerait à être alloué là où il y a des avantages comparatifs, après avoir fait une évaluation branche par branche.