Selon Boudjemaâ Ghechir, président de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH), la charte pour la paix a sacrifié le droit pour répondre à une exigence politique. Quelle interprétation juridique faites-vous de la charte pour la paix ? La charte a sacrifié le droit pour répondre à une exigence politique. Nous ne pouvons la lire que politiquement. Elle a bafoué le droit national et international. Je m'explique. D'abord, elle ne sanctionne pas les crimes individuels, même s'il y a multiplication ou récidive. Un terroriste qui a assassiné un millier de personnes en plusieurs fois sera amnistié, mais celui qui a commis un massacre sera poursuivi... Selon vous, la charte parle-t-elle de la grâce ou de l'amnistie ? Les deux en même temps. Elle prévoit une amnistie pour les uns et une grâce pour les autres. Elle a sacrifié le droit sur l'autel politique. Elle écarte les auteurs de massacres collectifs des mesures de grâce, mais ne prévoit pas de mécanismes ou de règles qui permettent d'identifier les auteurs de ces massacres, des attentats à l'explosif et les auteurs des actes criminels individuels. De plus, y a-t-il une différence entre celui qui tue individuellement des centaines de personnes et celui qui participe à une opération de tuerie collective ? Avez-vous une idée sur les les textes réglementaires qui vont être promulgués après l'adoption de cette charte ? Nous savons que la charte n'est en fait qu'une plate-forme politique qui prépare la promulgation de trois textes de loi. Il s'agit, à mon avis, de deux lois d'amnistie ; l'une destinée aux agents de l'Etat, responsables dans des cas de disparitions forcées et l'autre au profit des islamistes impliqués dans le terrorisme. Le troisième texte prendra en charge les mécanismes de mise en application des deux premières lois, comme par exemple, une commission pour établir la liste des bénéficiaires de l'amnistie, la préparation technique des dossiers des repentis... Pour nous, à travers ces dispositions, la charte a sacrifié la vérité, la justice et surtout la mémoire collective. Il est important de signaler qu'après le 29 septembre, il sera interdit à tout Algérien de parler de la décennie du terrorisme. Il est exigé des Algériens d'arracher à tout jamais cette page rouge de sang de leur mémoire collective. Quiconque osera dénoncer un terroriste pour ses agissements d'avant sera passible de poursuite judiciaire. Personne ne pourra également poursuivre quelqu'un pour les crimes qu'il a commis même si toutes les preuves de son implication sont réunies. Cela ne donnera-t-il pas le droit aux familles des victimes du terrorisme de s'adresser aux tribunaux internationaux pour réclamer justice ? Cette situation posera effectivement un problème de justice, puisque les familles des victimes du terrorisme n'auront d'autre voie que d'aller vers les instances judiciaires internationales. D'ailleurs, c'est une idée qui est en train d'être concrétisée par un groupe de familles de victimes du terrorisme et celles de disparus. Des dossiers sont en phase d'élaboration pour déposer plainte auprès des tribunaux internationaux. Ce qui est grave pour la justice algérienne. Pour toutes ces raisons, je dis et je le redis, la charte pour la paix est une solution politique à une crise qui est, dans le fond, juridique.Le Président, de son propre aveu, est allé très loin sans pour autant régler définitivement la crise. Bien au contraire, cela posera d'autres problèmes beaucoup plus graves qui compromettront l'avenir du pays. Pouvez-vous être plus explicite ? C'est clair et évident que la charte ne va rien régler. Nous serons appelés à vivre dans une société où les criminels cohabiteront avec leurs propres victimes, où les auteurs de dépassements croiseront les regards haineux des familles des victimes et de celles de disparitions forcées. Nous savons qu'il y a des gens honnêtes et récupérables du côté des islamistes et des agents de l'Etat. La question qui doit être posée est : faut-il accepter leur repentir ? Si la réponse est affirmative, alors il faudrait trouver les mécanismes juridiques qui permettent leur réinsertion au sein de la société sans heurter les familles de leurs victimes. Parallèlement à cette action, la justice doit être impardonnable à l'égard de ceux qui ont participé à des massacres, des viols, des assassinats et des attentats à l'explosif. Les familles des victimes ont le droit de connaître la vérité et l'Etat a le devoir de faire la lumière sur ce qui s'est passé. Toute démarche engagée dans le cadre de la solution de la crise ne peut être prise loin du principe de justice. Ceux qui ont commis les massacres, tué, violé et détruit les installations publiques doivent être jugés avant d'être graciés ou amnistiés. Y a-t-il, selon vous, une différence entre les dispositions de la loi portant rétablissement de la concorde civile et le projet de charte pour la paix ? Il y a une grande différence entre les deux. La loi portant rétablissement de la concorde civile est très claire comparativement au projet de la charte pour la paix. Ses dispositions sanctionnent les crimes collectifs et individuels et prévoient une atténuation des peines pour les auteurs d'actes terroristes plus ou moins graves. Or, ce n'est pas le cas dans le projet de la charte. Dans ce dernier, nous comprenons qu'un terroriste peut tuer des milliers de personnes, pour qu'il bénéficie de l'amnistie, il suffit qu'il prouve que ses victimes ont été assassinées une à une et non pas collectivement. Ce qui représente une grande aberration juridique. Aucune loi au monde ne prévoit de telles dispositions. Du point de vue Droit, c'est extrêmement dangereux. Les citoyens qui attendaient avec impatience que la justice rende le droit se voient ainsi trahis. L'Algérie a la réputation d'être un pays où la corruption fait des ravages, avec cette charte, elle sera le pays de l'impunité. D'après vous, est-ce que l'opinion publique est consciente de ces enjeux ? Nous sommes devant un système qui refuse totalement le débat contradictoire. Plus grave. Des responsables de l'Etat versent dans des propos haineux et antidémocratiques. Bouguerra Soltani, par exemple, a qualifié les citoyens qui s'opposeraient à la charte de non-Algériens, de mercenaires à la solde de l'étranger. Y a-t-il plus dangereux que ce genre de déclarations ? Comment peut-on interdire aux citoyens de s'exprimer ? Ce sont les pratiques des années de plomb. Elles n'augurent pas d'un Etat de respect des droits de chacun. Le débat autour de la charte n'a pas eu lieu et n'aura pas lieu. Un seul avis est actuellement dominant : celui du oui sans aucune explication ou argument.