un écrivain peut-il vraiment tirer quelque fierté de ses propres écrits, surtout de ceux qui ont fait sa gloire et sa notoriété, et s'appliquer, en même temps, à faire marche- arrière sur le plan idéologique ? Apparemment, c'est ce qui est arrivé à bon nombre de grands écrivains au cours du siècle dernier. A l'opposé de ce qui se fait dans le monde de la nature, en littérature, le fleuve choisit son lit pour de vrai. Le fleuve, entendez l'écrivain, décide ou ne décide pas. Il n'y a pas de demi-mesure dans le geste de créativité littéraire. D'où la grandeur et la pérennité des œuvres littéraires depuis la haute antiquité à nos jours. Il arrive, cependant, que ce fleuve, quelque peu excentrique, il faut le reconnaître, abandonne à jamais son lit pour une raison ou pour une autre. Ainsi, c'est la terre qui bouge sous les pieds des lecteurs qui ont aimé tel auteur ou autre. C'est leur état d'âme qui prend un coup dur, car ces lecteurs n'auront rien compris à ce glissement de terrain qui les aura pris de vitesse et sans crier gare. Dès son retour de France en 1919, où il soutint sa thèse sur Ibn Khaldoun, Taha Hussein fut à l'origine d'une polémique sans précédent dans les annales de la jeune université du Caire. Frais émoulu et gonflé à bloc par l'approche cartésienne, il commença à dispenser un enseignement des plus révolutionnaires portant sur la civilisation gréco-latine. En 1924, il fit mouche encore en publiant son fameux brûlot De la poésie préislamique qui constitue, depuis, la pierre angulaire de la pensée critique en littérature arabe. Faut-il dire que, sous le poids de l'action politique menée contre lui, Taha Hussein est revenu, publiquement, sur le contenu de ce livre ? Celui-ci n'en demeure pas moins une référence par excellence aux yeux de ceux qui aspirent à respirer à pleins poumons l'air frais de la liberté. Les azharites et leurs compères ont donc gagné une bataille, ou le semblant d'une bataille. Taha Hussein, en dépit de son revirement, s'est toujours retranché derrière la même approche. Son doigté superbe reste quand même décelable dans ses écrits ultérieurs : histoire de l'avènement de l'Islam, biographies des grands hommes de lettres, essais de critique littéraire, etc. A la même période, le cheikh Abderrazik publie, au grand dam de la monarchie en place l'Islam et les fondements de la gouvernance, livrant ainsi une nouvelle lecture sociopolitique de la religion. Quelques années après, il baissa la garde et préféra rentrer dans les rangs. Il n'était pas le premier ni le dernier intellectuel, parmi les modernistes, à opter pour ce qu'on appelle en jurisprudence islamique : la « taqia ». Les écrivains, disait-on alors, avaient le choix entre la soumission, la mort ou encore l'exil. Cette esquisse d'une mort annoncée, pense-t-on toujours, n'a pas cessé de tenir la tête d'affiche dans un monde arabe sclérosé, politiquement et intellectuellement. En Occident, les écrivains étaient logés à la même enseigne, en dépit du fait qu'ils aient eu les coudées beaucoup plus franches. John Dos Passos, l'auteur de la fameuse trilogie U .S.A fit, lui aussi, et contre toute attente, marche-arrière vers la fin de sa vie. Il n'était plus question pour lui de se poster à l'avant pour soutenir le mouvement ouvriériste américain, tel qu'il le fit à travers des romans fabuleux comme La grosse galette, Manhattan transfer et autres écrits. En outre, les lecteurs à travers le monde se sentirent comme floués le jour où un romancier de la stature d'un John Steinbeck revint sur ses positions dans les années 1960 et n'hésita pas à aller guerroyer, par sa plume contre les Vietnamiens ! Les raisins de la colère devinrent alors les raisins de la soumission. Jean-Paul Sartre, le philosophe de la liberté, dut rétracter son engagement en 1965, à la suite de la visite historique qu'il effectua au Caire. Aucune prise de position de sa part à l'endroit des Palestiniens. Comme si la liberté ne pouvait être que l'apanage de la civilisation occidentale ! ça aurait été un sacrilège que de prendre fait et cause pour un peuple meurtri comme le peuple palestinien. C'est tout l'édifice libertaire qui se serait alors ébranlé, n'est-ce pas ? Autre exemple frappant, celui du romancier égyptien Naguib Mahfoud, qui n'a jamais voulu prendre sa propre défense depuis qu'il publia, en 1959, son fameux roman Les enfants de notre quartier. Pourtant, celui-ci lui avait valu le prix Nobel de littérature en 1988. Les azharites virent dans ce roman un pastiche du Saint Coran, et depuis, on n'en donna, en Egypte, aucune nouvelle édition. Et dire qu'une mention particulière a été faite par le jury suédois au profit de ce même roman ! Quel est le pourquoi de ce mouvement en arrière ? On ne se l'explique toujours pas. Dire que c'est le fruit d'une maturité intellectuelle et politique, n'est pas du tout convaincant. En fait, tout revirement de cette espèce équivaudrait à une négation d'une partie de soi, et de quelle partie ! Est-il possible de se renier de la sorte, d'entreprendre des virages à cent quatre-vingts degrés et rester sain et sauf ? L'histoire de la littérature, et de la pensée en général, élaborera, un jour, une réponse apaisante en la matière. N'a-t-on pas attendu, en Europe, une soixantaine d'années pour dire que le philosophe allemand, Martin Heidegger, a commis telle faute ou telle autre à l'endroit de toute la réflexion philosophique pour avoir soutenu Hitler en 1933 ? C'est toute la création littéraire qui est remise en question avec ces autodafés à la renverse. Ayant saisi le fond de cette question, le romancier allemand, Thomas Mann, invite ses lecteurs à ne pas considérer les conditions au sein desquelles les œuvres littéraires prennent naissance. Il faut, dit-il, n'accorder aucun crédit aux revirements qui risqueraient d'avoir lieu en cours de route. Pour le moment, et jusqu'à preuve du contraire, le lecteur doit, à ses dépens, trouver consolation dans le butin qu'il a entre les mains. Les œuvres littéraires, il faut se le rappeler, ont la vie dure !