Moment d'intenses tractations mais pas forcément de grande politique au Luxembourg où se sont ouvertes hier les premières négociations officielles entre l'Union européenne (UE) et la Turquie, en vue de l'adhésion de ce pays. Quarante ans que cela dure, cela fait beaucoup, mais absolument rien ne garantit une issue favorable même après quinze années de négociations (voir ci-contre). En réalité dira-t-on encore, et comme pour réduire davantage la portée des tractations de lundi, si les politiques venaient à conclure positivement leurs négociations, la question sera ensuite soumise à référendum dans chacun des pays membres de l'UE. En l'état actuel des différentes opinions, le non l'emporterait si la question leur était soumise aujourd'hui. A quoi répondait alors le ballet observé lundi d'autant plus que la question de l'ouverture des négociations avec la Turquie avait été tranchée lors du dernier sommet européen, avec en plus un mandat qui ne demandait qu'à être retranscrit, puisque tout avait été dit. Il serait donc hasardeux, sinon extrêmement contestable de dire que l'Union européenne a échappé à une nouvelle crise. Et les manifestations de joie ne doivent pas tromper outre mesure. « C'est véritablement une journée historique pour l'Europe et pour toute la communauté internationale... Nous sommes tous gagnants », a salué le chef de la diplomatie britannique Jack Straw après l'accord difficilement arraché en faveur de la Turquie, longtemps bloqué par l'Autriche. « Nous avons franchi un tournant historique », a renchéri son homologue turc Abdullah Gùl, arrivé peu après minuit au Luxembourg pour une brève et symbolique cérémonie d'ouverture des pourparlers. M. Gùl a fait devant ses homologues des 25 une intervention « très constructive, saluée par des applaudissements », selon un diplomate. M. Straw s'est félicité malgré l'heure tardive d'avoir tenu le calendrier fixé l'an dernier pour l'ouverture des négociations d'adhésion avec Ankara. « Nous avons été capables de tenir le délai du 3 octobre, car j'ai commencé à parler avant minuit au Royaume-Uni », a-t-il blagué. Jack Straw a souligné que la Turquie avait désormais « une longue route devant elle » d'ici à une entrée effective dans l'UE qui, selon le cadre fixé pour les négociations, n'est pas garantie. « Le processus sera rigoureux et un défi. Mais nous sommes confiants dans votre détermination, et nous vous soutiendrons dans vos efforts », a promis le secrétaire au Foreign Office. « Le résultat de la négociation n'est pas connu d'avance », a insisté de son côté le ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy. « Ce qui est important pour nous est que la perspective d'une adhésion pleine est très claire. Il n'y a pas d'alternative telle qu'un partenariat privilégié », s'est pour sa part réjoui Abdullah Gùl. Il a assuré que la Turquie, pays de population musulmane mais au régime strictement laïque, bénéficiant de liens privilégiés avec les républiques turcophones d'Asie centrale et le monde musulman, apporterait sa contribution à l'UE une fois intégrée en son sein. « Quand la Turquie aura rejoint l'UE, tous ces pays se sentiront représentés au sein de l'UE. L'adhésion de la Turquie va apporter d'importantes contributions à l'UE et a une importance stratégique », a-t-il affirmé. L'ouverture des négociations avec Ankara était une priorité majeure pour la présidence britannique de l'UE, appuyée en sous-main par les Etats-Unis dont la Turquie est un allié clé au sein de l'Otan. La secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice a, elle-même, pris son téléphone dimanche et lundi pour inciter M. Gùl à accepter les termes proposés par les Européens. Le grand dessein du Premier ministre Tony Blair a cependant failli buter à Luxembourg sur l'Autriche. Il a fallu à la présidence britannique plus de 24 heures d'âpres tractations pour amener Vienne à se rallier à l'accord que tous ses partenaires étaient disposés à accepter. Le secrétaire au Foreign Office avait mis en garde contre les conséquences « catastrophiques » d'une absence d'unanimité. Un échec des Européens à ouvrir les négociations avec la Turquie aurait plongé l'UE un peu plus profondément dans la crise ouverte par le double non aux référendums français et néerlandais sur la Constitution européenne, et renforcé les tensions avec la Turquie. L'Autriche insistait initialement pour revoir le premier compromis sur l'ouverture des négociations avec Ankara, trouvé en décembre 2004 par l'ensemble des chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE, y compris son chancelier Wolfgang Schùssel. Isolée mais sous la pression d'une opinion massivement hostile à une adhésion turque, elle n'a pu obtenir au final qu'une « alternative » comme un « partenariat privilégié » soit envisagée. Durant ce tour de table, l'Autriche semblait effectivement seule, mais à ce moment uniquement. D'autres avant elle avaient maintenu leurs réserves, voire leur opposition à l'adhésion d'un pays en prétextant la géographie, ou encore une question civilisationnelle. Beaucoup y voient en réalité l'émergence d'un nouveau géant avec ses 71 millions d'habitants, et son potentiel économique.