Les chances de la Turquie de faire un jour partie de l'Union européenne demeurent insignifiantes, voire nulles, en raison des travaux d'Hercule que devra réaliser Ankara pour voir les portes du "club chrétien" s'ouvrir à elle. Erdogan a, certes, réussi à arracher à ses pairs européens une date pour l'entame des négociations d'adhésion de son pays à l'UE. Néanmoins, la concrétisation de ce rêve derrière lequel courent les Turcs depuis quarante et un ans relève de l'utopie. C'est là l'avis des observateurs de la scène européenne, dont l'analyse repose sur des réalités incontournables, qui empêcheront Ankara d'intégrer cette communauté. En effet, ceux-là mêmes qui ont entrouvert les portes de l'Union à la Turquie, à savoir les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement, doutent de l'aboutissement de ce processus, dont nul n'a été en mesure d'en fixer la durée. Un engagement sans engouement Le premier indice confirmant l'absence de volonté des dirigeants européens à aller jusqu'au bout de leur engagement est la rigidité affichée lors de l'annonce de la décision de donner sa chance à la Turquie. En effet, lors de ce genre d'événements, la cérémonie d'annonce de l'élargissement de l'Union européenne donnait lieu à de pompeuses festivités, au cours desquelles on chantait les bienfaits de l'unification du vieux-continent. Cette fois-ci, aucun dirigeant ne s'est laissé aller à louer la grandeur de l'Europe qui s'étendrait de l'Irlande aux confins de l'Iran et du Moyen-Orient. Ainsi, on a surtout insisté sur l'incertitude de ce long processus, dont les chances de concrétisation étaient des plus maigres. On a surtout mis en exergue que l'adhésion de la Turquie était loin d'être automatique. C'est un signe qui ne trompe pas sur la volonté des vingt-cinq à bloquer l'accès à un prétendant, dont la principale caractéristique est l'islam. La laïcité constitutionnelle de cet Etat, effective dans toutes les institutions et établissements de la Turquie, ne semble pas suffire pour convaincre les membres de l'UE. Ils semblent davantage regardants sur le volet des us et coutumes de ce peuple, qui leur paraissent tellement différents de ceux des Européens. L'opposition française Partenaire privilégié de la Turquie sur le plan économique, Paris aura été l'un des plus grands opposants à l'intégration de ce pays au sein de l'UE. Si Valéry Giscard d'Estaing, le président de la commission européenne, s'est ouvertement opposé à ce projet, le chef de l'Etat français a, toutefois, nuancé son refus. Il est allé jusqu'à dire que la durée des négociations s'étalerait sur dix, quinze, voire vingt ans, avec cependant aucune garantie de voir Ankara remplir toutes les exigences. Nicolas Sarkozy, l'une des personnalités politiques marquantes de l'hexagone, verse dans le même sens et soutient l'idée d'une autre alternative que l'adhésion pleine et entière de la Turquie au sein de l'Union européenne. Dans la perspective de ne pas s'attirer les foudres des Turcs, qui risquent de revoir leur coopération avec la France, l'Elysée active ses réseaux européens pour faire croire qu'elle n'est pas à l'origine de la suggestion d'un partenariat privilégié. La hantise de la libre immigration Ce qui fait le plus peur aux “barons” de l'Union européenne, c'est l'éventualité de voir déferler sur leurs pays cette vague de main-d'œuvre musulmane, aux coutumes différentes des leurs. En effet, plus peuplée que tous les membres de l'UE, la Turquie fait face ces dernières années à un taux de chômage des plus élevés dans le continent. Il va sans dire que l'opportunité de faire partie du grand ensemble continentale offrira une chance inouïe aux chômeurs turcs d'aller chercher du travail dans les autres pays membres de l'Union, du moment que toutes les entraves administratives seront levées. Cette hantise n'a pas été cachée par certains dirigeants européens, à l'image du ministre des affaires étrangères luxembourgeois, qui ne s'est pas empêché de lâcher : “Nous ne sommes pas des marchands de tapis ici en Europe.” L'hostilité des dirigeants politiques de l'UE face à la possibilité de voir Istanbul intégrer leur cercle a été bien reflétée par les journaux du continent dans leurs commentaires au lendemain du sommet consacré à la question. Recours à l'opinion publique pour stopper le projet Une autre phrase du chef de la diplomatie du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, “on ne peut pas faire comme si l'opinion publique n'existait pas”, suggère le recours aux référendums populaires dans les pays de l'Union pour arrêter le processus d'adhésion de la Turquie. Ne pouvant se permettre d'opposer un veto direct, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE comptent énormément sur un “non” de leurs concitoyens pour empêcher Ankara de devenir membre à part entière de leur communauté. Dans cette perspective, des pays, comme l'Autriche et la France, prévoient d'organiser des référendums pour bloquer la Turquie au cas où elle parviendrait à passer tous les obstacles qui seront dressés sur son chemin. À titre d'exemple, un récent sondage a montré que plus de 60% des Autrichiens sont hostiles à l'entrée de la Turquie dans l'UE. Cette possibilité est l'ultime recours envisagé pour garder le cercle fermé. En attendant, d'autres solutions sont étudiées. Dans la perspective d'éviter momentanément une crise frontale avec ce pays, où de nombreux membres de l'Union possèdent beaucoup d'intérêts, on se contente pour l'instant de gagner du temps. En effet, l'on s'attelle à compliquer l'opération en alignant les embûches sur la route des négociations pour amener la Turquie à admettre qu'elle ne remplit pas le cahier des charges exigé. Partenariat privilégié Ceux qui ont eu le courage de montrer publiquement leur opposition à l'adhésion de la Turquie ont proposé une alternative de rechange. Il s'agit du “partenariat privilégié”. Une coopération économique exceptionnelle est miroitée à Ankara. Cette option a été rejetée lors du sommet de Bruxelles. Il n'en demeure pas moins qu'elle est gardée dans la manche pour être remise sur la table dès que les premières difficultés apparaîtront. Cette éventualité a déjà été proposée par ses auteurs, l'opposition allemande dirigée par Angela Merkel et soutenue par Nicolas Sarkozy, au début de l'année, au premier ministre turc. Recep Tayyip Erdogan avait refusé la proposition dans sa globalité, sans prendre la peine de connaître ses détails. Gerhard Schröder, le chancelier allemand, a balayé d'un revers de la main cette question et a usé de tout son poids pour qu'elle ne figure pas dans l'agenda de la réunion qui a traité le week-end dernier le point de l'ouverture de négociations avec la Turquie. Ankara s'est également refusé d'entendre parler de tout autre proposition que l'adhésion à titre de membre de plein droit de l'Union européenne. Dialogue de sourds La décision d'entamer des négociations à partir d'octobre 2005 ne constitue, en fait, qu'une fuite en avant de la part de l'UE, dont l'objectif est de pousser ce candidat à se rendre compte qu'il est loin de remplir les critères d'adhésion. Le fait de fixer une durée de quinze ans au minimum pour achever le processus de négociations atteste, on ne peut mieux, de l'intention des dirigeants européens de dresser le maximum d'entraves pour décourager la Turquie. De son côté, Erdogan a adopté une politique similaire. Le chef du gouvernement d'Ankara ne lâche, en effet, pas prise, s'accrochant à sa requête de voir l'UE accorder à son pays le statut de candidat officiel, même si le pourcentage de concrétisation de son souhait est très bas. Reste à savoir s'il est décidé à faire toutes les concessions possibles et imaginables, telle que la reconnaissance de Chypre qui demeure un tabou en Turquie, pour forcer les portes de l'Europe, où il cherche lui aussi à gagner du temps. Conscient des difficultés à réaliser le vœu de ses compatriotes, Erdogan veut certainement atténuer leur peine en leur montrant qu'il aura tout fait pour cela. Des calculs politiciens pour un éventuel second mandat ne sont pas exclus non plus. L'absence de franchise Les contacts entre la communauté européenne et la Turquie ont été caractérisés depuis quarante et un ans par un déficit de franchise dans les discussions. En effet, les intérêts mutuels font que ni Bruxelles ni Ankara ne se disent les quatre vérités. Les citoyens de l'UE ne sont nullement disposés à accepter un peuple différent de par sa confession et ses traditions. D'ailleurs, l'argument massue que gardent les dirigeants européens en réserve pour dire non à la Turquie est bel et bien le référendum populaire. En somme, aucune des deux parties ne fait confiance à l'autre. Elles persistent, cependant, à aller de l'avant jusqu'à ce que rupture se produise et que chacun dégage sa responsabilité et n'assume pas les conséquences. K. A.