Durant seulement le premier semestre 2005, les services de la police judiciaires ont enregistré 791 cas de violence sexuelle sur des enfants et au premier trimestre de la même année, la Gendarmerie nationale a pris en charge 414 cas d'atteinte sexuelle sur mineur. Lors d'une journée d'étude consacrée aux violences sexuelles sur les enfants, organisée à l'Ecole nationale de la magistrature, à Alger, par le réseau Wassila, groupe de réflexion et d'étude en faveur des femmes et enfants victimes de violences, la représentante de la sûreté nationale, Mme Messaoudene, a laissé perplexe l'assistance nombreuse composée de spécialistes de la santé mentale, de juristes, d'avocats et de membres du mouvement associatif. Elle a affirmé que durant le premier semestre 2005, ses services ont enregistré 791 cas de violence sur enfant. Ce qui est largement en hausse par rapport à 2004, où il a été enregistré pendant toute l'année 1386 enfants victimes de violences sexuelles. 412 autres sont victimes de maltraitance, 133 d'enlèvement, 2603 de coups et blessures volontaires et 20 enfants de viol et d'assassinat. Pour sa part, le représentant de la gendarmerie a déclaré à El Watan que durant le premier trimestre 2005, il a été enregistré 441 cas de violences sexuelles sur mineurs, alors que durant l'année écoulée, ses mêmes services ont recensé 600 cas. Ces statistiques sont alarmantes dans la mesure où les spécialistes savent qu'elles cachent un chiffre noir, de loin plus important, qui reflète la réalité des cas de pédophilie non dénoncés. Pour briser le silence qui entoure ce tabou, le réseau Wassila a ouvert le débat autour de la question. Une première évaluation du phénomène a été faite par le docteur Miloudi Farida, médecin légiste à l'hôpital de Zéralda, qui a présenté une étude fort intéressante. Le docteur Miloudi a affirmé qu'en 18 mois de consultation sur réquisition, elle a enregistré une moyenne d'un cas de violence sexuelle par semaine, dont les deux tiers des victimes sont des mineurs. Pendant cette courte période, le médecin légiste a noté que sur 64 cas de victimes de violences sexuelles âgées entre 4 et 26 ans, dont 38 sont des mineurs, 18 sont des garçons et 20 des filles. Parmi ces dernières, dix des victimes ne présentent pas de traces de violence, 7 ont eu une ancienne déchirure de l'hymen, 2 cas présentent des signes d'inflammation récents, un cas souffre de lésions anales et deux autres ont subi en même temps des violences physiques et sexuelles qui ont nécessité une incapacité temporaire de 15 jours. Pour ce qui est des 18 victimes garçons, pour 12 d'entre eux, le médecin légiste a remarqué l'absence de traces de violence, décelées néanmoins chez 5 cas au niveau de leur partie anale. Le médecin a relevé, par ailleurs, des traces de violences sexuelle et physique sur une victime ayant nécessité une incapacité temporaire de 3 jours. Le docteur Miloudi a fait part de plusieurs remarques pertinentes. Ainsi, elle a fait état de la nécessité d'être prudent dans l'interprétation de l'examen clinique, notamment lorsque la victime ne présente pas de traces de sévices, car, a-t-elle expliqué, « cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu de violence... ». Même avec un dossier médical aussi fourni les victimes sont souvent confrontées aux liens sacrés de la famille ou de la collectivité, et souvent leur volonté à exiger réparation est vouée dès le départ à l'échec du fait des conséquences que pourrait avoir une telle action, notamment lorsque les auteurs des violences sont les parents ou toute autre personne qui a une responsabilité morale sur la victime. Dans ce contexte, Mme Chitour a exposé les difficultés auxquelles sont confrontées les victimes et leurs familles dans leur action de demande de justice en citant l'exemple d'accompagnement par le réseau Wassila d'enfants victimes d'agressions sexuelles par leur enseignant en 2003 dans une école primaire. Psychologue, membre de ce réseau, le docteur Malika Aït Siameur a axé son intervention justement sur toutes les péripéties du drame vécu par 23 élèves d'une école primaire à Azazga, wilaya de Tizi Ouzou, tous victimes de violences sexuelles commises par leur instituteur et ce depuis des années. Le procès de ce pédophile a eu lieu en avril 2003, après deux années de batailles juridiques, et s'est terminé par une condamnation à une peine de 4 ans de prison et un dédommagement de 400 000 DA. Les témoignages de ces mômes victimes sont édifiants et choquants. « Il me demande d'enlever la culotte. Je veux le voir en prison (...). Qu'on le donne aux chiens (...). Je ne veux pas parler de lui. Il fait des choses pas bien (...). Je déteste l'instituteur, il fait des choses odieuses (...)... » La psychologue a noté que l'instituteur pédophile avait pour méthode de demander à ses élèves de mettre la tête sur la table en fermant les yeux avant de choisir sa victime pour abuser d'elle après la sonnerie de la cloche. « A travers les récits des enfants, nous avons relevé que ces derniers ont exprimé un besoin d'une justice réparatrice et non d'une justice répressive. La reconstruction de ce qui a été endommagé est un travail collectif entre les juges et les professionnels de la santé mentale... » Mme Malika Aït Siameur a évoqué « les graves conséquences de ces violences sexuelles qui peuvent aller jusqu'a la destruction de leur personnalité ». Selon elle, les parents doivent veiller à relever toute anomalie dans le comportement de leur enfant, comme la perte du sommeil et de l'appétit ou l'absentéisme qui peuvent être des signes révélateurs d'une détresse psychologique liée à une agression sexuelle. « Croire sans doute en la parole de l'enfant, c'est l'aider à exprimer sa souffrance, c'est lui reconnaître le droit au respect, à la dignité, et le droit à la protection juridique et sociale », a-t-elle conclu. Pour la psychologue, les parents sont des victimes secondaires de ces violences et le procès a été un second traumatisme pour eux. Les maîtres Aberkane et Cherchouri, deux avocats qui ont accompagné les victimes tout au long du procès, ont fait état des différentes étapes et difficiles auxquelles ils ont eu à faire face. Au tout début de cette affaire, les vingt trois élèves de la classe ont porté plainte contre l'instituteur. Une enquête judiciaire a été déclenchée au cours de laquelle les enfants ont fait état de ce qu'ils ont vécu, « avant de se rétracter et ne laisser qu'une petite fille et ses parents devant le juge. Nous avons introduit un mémoire pour exiger le témoignage de 12 élèves, mais aucune réponse ne nous a été donnée. L'accusation retenue était l'attentat à la pudeur sur mineur (...). Nous avons demandé si les psychologues qui ont suivi les victimes ont été convoqués au procès à titre informel (...). Nous avons eu par des jeunes filles et même des jeunes hommes qui ont reconnu avoir été victimes de violences sexuelles commises par le même instituteur quelques années plus tôt (...), mais nous n'avons pas compris pourquoi les parents des autres élèves ont préféré nié ce que leurs enfants ont enduré (...). Le cas d'une seule victime a été retenu (...). Maître Cherchouri a estimé que ce genre d'affaire nécessite une prise en charge juridique urgente et prioritaire du fait des conséquences qu'elle peut engendrer sur les victimes. L'avocate a mis en exergue certains vides juridiques et comportements des magistrats qui méritent réflexion. L'expertise médicale, par exemple, a-t-elle déclaré, ne constitue pas au vu de la loi une preuve. « Néanmoins, le juge peut l'exiger pour appuyer son argumentation. La législation algérienne prévoit un juge des mineurs lorsque l'auteur du délit est mineur, mais lorsque la victime est mineure rien n'est prévu. Elle a choqué l'assistance lorsqu'elle a révélé que le juge a demandé à une petite fille de refaire devant son père ce qu'elle a subi. « Beaucoup de familles ont préféré se désister que d'assister à ce genre de situation. » Lors du débat, le professeur Kacha, psychiatre à l'hôpital de Chéraga, a fait remarquer que dans aucun pays au monde les psychiatres ou psychologues sont appelés à la barre pour témoigner. « On leur fait appel pour évaluer la dangerosité de l'auteur ou le handicap de la souffrance que peut avoir la victime... » Il a insisté beaucoup sur les conséquences des violences sur les enfants. « La honte est souvent comme la colère. Elle est passagère. Le sentiment de culpabilité, par contre, est plus désastreux, car il intervient après la honte et s'installe dans la durée », a-t-il déclaré. Le psychiatre s'est interrogé sur le rôle des médecins scolaires qui sont à même de déceler les cas d'enfants maltraités. Il a attiré l'attention sur le conservatisme d'une bonne partie des régions rurales du pays, où la pédophilie reste un sujet tabou. « Lorsqu'il y a viol, souvent les familles refusent de déposer plainte de peur du qu'on dira-t-on... » Maître Chorfi a, quant à lui, fait état d'un cas d'une enfant prise en otage par sa mère, qui l'a obligée à témoigner contre un de ses voisins dont elle était éprise. L'autre cas cité est celui de cette mère qui a découvert que son mari abusait depuis des années de ses deux enfants, un garçon et une fille. Parce qu'elle a refusé de lui remettre les enfants pour un droit de visite après le divorce, le père incestueux a déposé plainte contre elle et a réussi à la condamner à deux mois de prison. Pour faire face à toute cette problématique et pour faire avancer le débat sur la question de la protection de l'enfance, le réseau Wassila a proposé une dizaine de recommandations soumises à discussion et à réflexion. La toute première est la plus importante. Il s'agit de la nécessaire volonté politique des pouvoirs publics pour le respect rigoureux des droits de l'enfance contenus dans la convention internationale des droits de l'enfant. Les professionnels ont demandé aussi l'introduction de lois en matière de violence sexuelle, de sa signalisation obligatoire, de la procédure, la célérité dans le traitement des affaires liées à la pédophilie, l'installation de cellules d'écoute au niveau des écoles et le développement des moyens de détection des victimes de violences.