Dans l'entretien qui suit, Yasmina Khadra, l'auteur algérien le plus traduit au monde actuellement, revient sur son dernier roman, L'Attentat, pour dire entre autres sa déception de ne pas le voir distribué en Algérie, mais aussi pour parler des nouvelles tendances imprimées à son style d'écriture. Toujours incisif quand il s'agit de nommer les choses par leur nom, Moulesshoule met la main sur quelques plaies. L'Attentat n'est toujours pas disponible en Algérie. Les médias en parlent, certains l'encensent, d'autres essayent de le descendre en flammes. Pouvez-nous nous éclairer là-dessus ? D'abord, je voudrais signaler aux gens qui sont venus constater mon absence au Salon du livre d'Alger que je n'ai pas été convié à cette manifestation. Pourtant, j'ai renoncé à un voyage à Bali (Indonésie) où je devais rencontrer un important éditeur asiatique juste pour être au rendez-vous parmi les miens. J'avais programmé trois jours à Alger et une intervention publique à Annaba. Donc, mon absence ne relève ni des exigences de la promotion de mon nouveau roman ni d'une saute d'humeur de mégalo. Par ailleurs, beaucoup d'Algériens m'ont écrit pour me dire leur perplexité quant à ma prestation, jugée molle, sur le plateau de « Culture et dépendances » sur France 3. Je tiens à les informer que j'ai été censuré. S'agissant d'un enregistrement, certaines de mes mises au point ont été coupées au montage. Cependant, peut-on reprocher à ceux qui nous invitent à défendre nos textes, malgré les petits coups irréguliers, d'être là lorsque la télé algérienne nous tourne le dos ? Je ne le crois pas... Pour revenir à L'Attentat, il s'agit d'un roman sur le conflit israélo-palestinien et n'a rien à voir avec l'islamisme radical. Que l'on se rassure. Je ne suis pas de ceux qui renient une partie d'eux-mêmes pour un semblant de considération. J'ai déjà le respect de gens respectables, et j'y tiens. Il y a quelques années, j'ai risqué ma carrière littéraire pour rester digne. La dignité ne nourrit plus son homme désormais, mais plutôt que d'y renoncer, je préférerais crever... Si L'Attentat est salué partout, c'est, me semble-t-il, parce qu'il le mérite. C'est un bon roman, profondément humain, intelligent et éclairé. Michel Rocard a déclaré que L'Attentat à toutes les raisons de devenir emblématique. Nombreux parmi l'élite française et belge sont de cet avis. Ce qui me touche et m'apaise. J'ai écrit ce roman avec amour et compassion et je crois avoir défendu la paix du mieux que je pouvais. L'Attentat ne parle pas de la faute, il dit le gâchis dans son affliction absolue. J'ignore pourquoi mon roman n'est pas disponible dans mon pays. Peut-être essaye-t-on de faire croire qu'il est traître à la cause palestinienne. De l'avis général, rarement la Palestine a été aussi belle que sous ma plume. Les critiques insistent plus sur le lieu de L'Attentat (Tel Aviv) que sur la fiction elle-même. Trouvez-vous cette approche honnête ? ça dépend de quelles critiques vous parlez. A ma connaissance, la presse française, belge et suisse défendent superbement mon roman. De grandes plumes, intègres et talentueuses, saluent la générosité de L'Attentat. Hormis El Hayat, le journal arabophone édité à Londres, qui me trouve complaisant avec les juifs, et le philosophe Finkielkraut qui, lui, me trouve complaisant avec les Palestiniens, tous ceux qui ont lu le roman (académiciens, écrivains, journalistes, cinéastes, politiques, anonymes, jusqu'aux lycéens) se disent très touchés par L'Attentat. Il est réclamé par une vingtaine de pays. Tous mes éditeurs étrangers s'accordent à dire que c'est le roman de l'apaisement, le roman qui réconcilie Israéliens et Palestiniens avec une rare humanité. Dommage que les Algériens n'ont pas accédé à ce livre. Ils comprendraient mieux de quoi l'on parle. A quand un roman sur l'Algérie d'aujourd'hui, qui se remet des affres du terrorisme ? J'attends que mon pays se relève pour le chanter. Pour le moment, la blessure est encore vive et les initiatives trop timides pour être chahutées. Cela ne veut pas dire que je le perds de vue. A chaque fois que je lève les yeux au ciel, j'ai une pensée pour lui et un tas de prières. Pourquoi Yasmina Khadra ne publie-t-il pas en Algérie ? J'ai publié huit livres dans mon pays. Ils ne dépassent toujours pas nos frontières. Il faut reconnaître que l'écrivain est mal aimé chez nous, que le livre est disqualifié et les éditeurs mal lotis. Me demander d'éditer en Algérie me rappelle Malek Haddad contraint de renoncer à son immense talent pour des considérations roturières : parce qu'il écrivait en français ! Comme si la langue française était une maladie honteuse, une hérésie. Résultat, la littérature algérienne a perdu prématurément l'un de ses grands maîtres. ça ne marchera pas avec moi. On ne me fera pas taire de cette façon. J'adore la langue française et elle me le rend bien. Elle m'a appris tout ce que je sais et m'a fait connaître dans le monde entier. De la même façon, je ne renoncerai pas à mon éditeur parisien. C'est aussi grâce à lui si je bénéficie de l'audience qui est mienne aujourd'hui. J'aime mon pays, mais il est incapable de prendre en charge mes aspirations littéraires. La preuve, j'ai été primé partout, y compris au Koweït, mais pas chez moi. Une seule fois j'ai demandé de l'aide à mon pays, pour être un peu libre et pouvoir me soustraire aux angoisses des méventes, car je vis uniquement de mes droits d'auteur, eh bien, cette aide maternelle, je l'attends toujours. Non, il faut savoir ce que l'on veut. Avec tout le respect que je dois à l'édition nationale, à son courage et son martyre quotidien, aucun éditeur qui souhaiterait que je porte le plus loin possible le talent algérien n'accepterait de me publier. Je ne peux même pas écrire à partir de mon pays où l'obtention d'un visa relève du parcours de combattant. Je suis traduit sur les cinq continents. Jamais je ne pourrais gérer cela d'Alger.