Du parpaing, des feuilles de tôle, des pneus, de la ferraille et des briques, tels sont les matériaux avec lesquels les habitants du quartier El Karia de Sidi Boubeker, à Berrouaghia, ont érigé leurs baraques, nichées sur une petite colline qui domine la route menant vers Sidi Nadji. Pieds nus, les vêtements presque en lambeaux, les enfants accourent à la vue de notre véhicule. Certains ont du mal à maîtriser les baudets qui les aident à transporter les lourds jerricans d'eau. Dans ces lieux où il ne fait pas bon de circuler seul, il n'y a ni électricité, ni eau, ni gaz. Néanmoins, les cartes de vote sont toutes mises à la disposition des pauvres habitants auxquels, et à chaque rendez-vous électoral, les autorités promettent monts et merveilles. Notre arrivée dans ce quartier est perçue comme un événement. « Shab soukna ram djaou (les responsables du logement sont venus) », crient-ils. Les petits se bousculent et chacun d'eux veut nous arracher à l'autre pour nous amener voir les gourbis cachés des regards par des feuilles de roseaux ou de tôle. L'image est choquante. Elle renvoie directement à l'âge de pierre. Les maisons ne sont en fait que des grottes creusées à même la roche où il faut à chaque fois se courber pour passer d'une pièce, pardon, d'un trou à un autre. Baudets, chèvres, chiens, chats, poules et poussins se baladent d'un coin à un autre à la recherche d'une quelconque nourriture. Sexagénaire et chômeur de son état, Ali Benramdane est père de 8 enfants. Il dit être le premier à avoir construit sa « demeure » dans ce quartier il y a plus de 14 ans. « Toute notre vie, ma femme et moi étions des khemassine à Haouch Farès. Nous avons fui le terrorisme pour nous installer ici. Nous n'avons pas où aller. Pour nourrir mes enfants, je bricole par-ci, par-là. Vous remarquez que les filles sont toutes à la maison. Je ne pouvais les laisser aller à l'école. Les garçons, eux, m'aident avec des petites sommes qu'ils gagnent difficilement », lance-t-il avec amertume, pensant au départ que notre visite allait lui permettre de bénéficier d'un logement. Son voisin Arib Sassi est lui aussi responsable de 7 enfants, dont 5 jeunes filles. Lui aussi nous fait visiter sa demeure, une grotte avec plusieurs pièces, avec une fosse en plein milieu de l'entrée, qui dégage des odeurs nauséabondes à vous couper le souffle. « Je n'arrive pas à subvenir aux besoins de ma famille. Je suis au chômage et mon seul fils qui bricole un peu touche à peine 5000 DA par mois. Ce Ramadhan, nos plats se limitent à une soupe et à une salade. La viande et les fruits sont un luxe. Je n'ai même pas pu leur acheter les fournitures scolaires. Un seul livre du primaire coûte 1200 DA. C'est à peine si je réussis à leur assurer le pain et le lait. Si cette situation continue, je serais obligé de mettre fin à la scolarité des deux filles. Elles au moins peuvent aider leur mère à la maison et ramener de l'eau du puits », raconte d'une voix étouffée le vieux Arib avant qu'une vieille femme, habillée d'une djellaba rapiécée, ne l'interrompe. « Venez voir le gourbi dans lequel je vis avec mes enfants et mes petits-enfants. J'ai plus de 80 ans et jamais de ma vie je n'ai vécu une telle misère », lance-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots, en nous guidant vers sa demeure, celle de la famille Zenaïmi. Une véritable grotte, très sombre, où sommeillent plusieurs chats et deux baudets. Des odeurs suffocantes agressent nos narines et une armée de mouches et de moustiques envahissent nos corps. La vieille femme, insensible aux piqûres, passe d'un endroit à un autre comme si elle était à la recherche de quelque chose. « ça y est, je l'ai trouvée », dit-elle, en exhibant une bougie. Elle l'allume et nous mène vers ce qui semble être une cuisine. Une pièce noire de fumée, au milieu de laquelle des branches d'arbres brûlent. « Ce feu est notre cuisinière. Eté comme hiver, nous y préparons nos maigres plats. Nous n'avons ni électricité, ni gaz, ni eau. Nous vivons dans le noir. Comment voulez-vous que mes cinq petits-enfants puissent poursuivre leur scolarité », dit-elle. Subitement, tous les membres de la famille nous rejoignent. Un des garçons, de corpulence faible, l'œil recouvert d'une sécrétion lacrymale jaunâtre, pleure à chaudes larmes. Sa mère explique qu'il n'arrive pas à guérir de l'allergie dont il souffre depuis des années et qu'il risque de perdre son œil s'il ne change pas d'environnement. Les cris du garçon redoublent d'intensité. Il refuse d'aller ramener l'eau sur le baudet. Aujourd'hui, c'est son premier jour de jeûne. « Je suis fatigué. Je ne peux pas ramener les jerricans d'eau du puits », ne cesse-t-il de répéter. Sa sœur, plus jeune que lui, à peine 6 ans, se propose d'aller à sa place. Elle dépose son cartable, enlève sa blouse et installe sept jerricans jaunes sur le dos du mulet. Elle éprouve du mal à maîtriser l'animal. Les mains frêles de la petite fille sont toutes rouges. Les cousins de cette famille habitent juste à côté, dans d'autres grottes creusées également à même la roche. Le père est décédé depuis des années, les trois jeunes garçons sont des chômeurs et les quatre adolescentes n'ont qu'un seul rêve, celui de se marier pour être délivrées de la misère. Ici, le quinquet n'a jamais quitté les lieux. Il fait partie du quotidien de la famille. Les corvées des enfants sont toujours les mêmes : ramener de l'eau et du bois à dos d'âne durant toute l'année, qu'il pleuve ou qu'il fasse très chaud. « Notre grande hantise est la période pluviale. Nos gourbis ne supportent pas l'eau. Ce liquide nous envahit de toutes parts. Nous n'arrivons même pas à allumer de feu pour cuisiner et les murs sont tellement humides qu'il est impossible de fermer l'œil. Nous sommes d'ailleurs tout le temps malades et nous ne pouvons même pas nous soigner chez le médecin. Nous utilisons les herbes que nous prépare notre grand-mère », révèle la mère. Elle montre les ustensiles de cuisine ou ce qui apparaît comme tel, noirs de fumée, entassés les uns sur les autres dans un coin, à proximité de l'endroit où sommeillent trois mulets. Des cheminées de fortune sont improvisées à même le mur, et servent à évacuer la fumée du four naturel construit en terre cuite. Une petite fille de sept ans, la tête recouverte d'un foulard, est alitée sur un petit matelas en éponge, troué de toutes parts. Son maigre bras laisse apparaître les traces d'ecchymoses. Une morsure d'un scorpion l'a clouée à ce matelas depuis plus d'une semaine. Les soins qu'elle a eus à l'hôpital l'ont un peu fatiguée. Elle a failli perdre la vie, affirme sa mère. « Lorsqu'elle a été piquée, nous avons eu du mal à trouver quelqu'un pour l'emmener à l'hôpital. J'ai utilisé des économies d'une semaine pour payer un taxi qui nous a attendus après le f'tour ». Le récit est troublant. Djouher, c'est le nom de la petite fille, se réveille. Elle réclame à manger. La mère fait la sourde oreille. « Qu'est ce que je vais lui donner. Je sais que le médecin nous a conseillés de bien la faire manger afin qu'elle puisse reprendre des forces. Que voulez-vous que je fasse ? C'est à peine si je peux faire un bouillon pour la rupture du jeûne. D'habitude, je pars le matin en ville pour mendier et revenir le soir les mains plus ou moins bien remplies. Mais ces jours-ci, je m'occupe de ma fille. Je ne peux pas sortir et la laisser seule ». Des propos qui donnent froid dans le dos. Ils reflètent une triste réalité. Celle de la misère toute crue.