S'il est réputé pour être le mois des grandes boulimies, le Ramadhan se révèle être aussi une période de surconsommation de programmes télé par les ménages. L'occasion pour nous de rebondir une nouvelle fois sur la faillite de l'ENTV en sa qualité de principal animateur du marché de la fiction télé dans notre pays. L'une des particularités de ce Ramadhan 2010, peut-on relever, aura sans doute été le boycott de tout ce qui est «masri» par la chaîne nationale, un boycott qui s'inscrit, on l'aura compris, en droite ligne de la détérioration des relations algéro-égyptiennes après les événements de Khartoum. Souvenons-nous que l'un des enseignements majeurs de ce triste épisode était la mise à nu de notre dispositif médiatique, nos médias lourds en tête, et la mise à l'index de l'extrême faiblesse de notre appareil audiovisuel comparé à l'armada satellitaire cairote. En osant une comparaison, fût-elle sommaire, entre le menu ramadhanesque du bouquet égyptien, et celui de l'ENTV et ses clones – si tant est que notre désolante grille des programmes puisse soutenir la comparaison – le verdict est sans appel. Là encore, l'indigence de l'offre télévisuelle nationale s'avère affreusement ridicule, tant sur le plan quantitatif qu'au niveau qualitatif. L'on aurait tort évidemment d'occulter dans ce comparatif le poids de l'industrie cinématographique égyptienne et l'avance considérable prise par les studios du Nil à tous les niveaux. Cependant, si pour des raisons culturelles et structurelles, l'approche est effectivement absurde et méthodologiquement inepte, il n'est pas interdit de se pencher sur les graves carences de la production fictionnelle sous nos latitudes à force de brimer la création. Hassan al Banna crève l'écran Pour éclairer notre propos, il serait utile de méditer un opus qui a particulièrement marqué l'opinion arabe depuis le début du Ramadhan, et dont l'audience augmente de jour en jour. Il s'agit d'un feuilleton intitulé Al Gamaâ (La Confrérie) et proposé par le bouquet Nile Channels, et qui est diffusé par la chaîne publique Nile Drama. Ecrit par Wahid Hamed et réalisé par Mohamed Yacine, le feuilleton fait fureur et surtout polémique en Egypte en ce moment. Le titre fait ici référence au mouvement des Frères musulmans avec, à la clé, un «travelling historique» sur les traces de son fondateur, Cheikh Hassan Al Banna (1906-1949). Superbement filmé, d'une très belle écriture scénaristique et cinématographique, le feuilleton, il faut le dire, est un très bel objet visuel et résume à lui seul le progrès «pharaonique» enregistré par l'industrie audiovisuelle en Egypte. A ce titre, Al Gamaâ s'impose incontestablement comme l'un des meilleurs crus de la télévision égyptienne de ce Ramadhan 2010. Le pitch ? Un jeune officier de police émargeant à «Amn Adawla» (sécurité d'Etat) hérite d'une affaire d'atteinte à l'ordre public impliquant de jeunes étudiants apparentés aux «Ikhwan» et ayant organisé une parade paramilitaire dans un campus. Le jeune officier se passionne, dès lors, pour l'histoire de ce mouvement fort populaire en Egypte et qui jouit encore d'une forte audience au pays de Moubarak. Une curiosité qui se verra assouvie par le compagnonnage avec un ancien haut fonctionnaire (campé par le comédien Izzet El Alayli) qui vécut l'époque houleuse des premières années du mouvement FM, et très au fait de ses moindres péripéties. Le feuilleton se déploie ainsi sur deux niveaux narratifs, où les événements du présent sont judicieusement éclairés par les vicissitudes du passé. Abstraction faite des libertés prises par le scénariste Wahid Hamed pour dépeindre la personnalité du chef charismatique Hassan Al Banna (qui n'est autre que le grand-père maternel de Tariq Ramadhan, soit dit en passant), il faut d'emblée saluer le courage des auteurs de s'attaquer à un tel monument, de questionner sans complexe l'héritage d'une organisation aussi influente et d'interpeller un symbole aussi emblématique de l'islamisme contemporain. La figure du barbu censurée ? Une liberté qui a valu d'ailleurs au producteur des ennuis avec la justice. Le journal El Biled (qu'on présente comme étant proche du MSP) rapportait ainsi dans son édition du 15 août dernier que la famille Al Banna, par la voix du fils du cheikh Al Banna, Ahmed Seyf El Islam Hassan Al Banna, avait engagé une action en justice contre les auteurs du feuilleton et exigé l'arrêt immédiat de sa diffusion. L'on ne peut que regretter, pour notre part, que notre chère «Lemhatma» (comme aime à la désigner la vox populi), après nous avoir gavés des décennies durant de «moussalssalate» égyptiens à la facture discutable, ait privé le public algérien d'une œuvre de qualité qui résonne étonnamment avec sa mémoire de sang. Et pour revenir à notre bouquet national, là où, nous semble-t-il, la comparaison tient parfaitement la route, c'est au chapitre des contenus et de la thématique des sujets abordés. Avec ce constat qui s'impose d'emblée : comment expliquer que dans nos fictions télé, les séries et les sitcoms notamment, la figure de l'islamiste ne soit jamais évoquée, comme si, en l'espèce, une chape de censure obligeait les scénaristes siégeant au 21 boulevard des Martyrs ou bien les boites de production privées avec lesquelles l'ENTV a coutume de sous-traiter, de faire délibérément l'impasse sur un phénomène qui pourtant n'a de cesse de secouer la société algérienne en profondeur depuis voilà une bonne vingtaine d'années. Pour avoir subi de plein fouet le fanatisme religieux, le spectateur algérien aurait été parfaitement en droit de trouver écho de cette réalité dans au moins quelques-unes de nos fictions télé. Il convient de souligner tout de suite que dans le cinéma, en revanche, des films comme Rachida de Yamina Chouikh ou El Manara de Belkacem Hadjadj ont eu le mérite de prendre en charge une question qui aura profondément marqué la mémoire collective. Scénarios médiocres et caméras «cassées» Mais voilà : point de trace de cette thématique dans les productions TV. C'est à croire que les dispositions de la loi sur la «moussalaha» se seraient étendues au domaine de la création audiovisuelle et qu'une clause contraindrait expressément nos créatifs télé à barrer le mot «terrorisme» de leurs scripts. Une obsession farouche semble décidément animer l'état-major de l'ENTV de faire table rase des aspérités incommodes du Réel, eux qui s'acharnent à nous renvoyer – à grand renfort de programmes consensuels suintant le «politiquement correct» – l'image d'une société policée, parfaitement contrôlée et complètement pacifiée. Une société fictive, en définitive, qui n'existe que dans l'esprit de nos censeurs assermentés. On pourrait dire la même chose de la figure du harraga, du dealer, du «baggar» ou encore de la fille de joie. Des catégories entières de personnages condamnées au chômage par la volonté d'une télévision qui a juré de ne jamais se mettre en phase avec la société, qui a pris le parti d'une Algérie fictive contre l'Algérie effective… Et de nous servir les mêmes poncifs et caractères, les sempiternelles comédies de «boulevard» avec leurs dialogues sirupeux, leurs décors fades, leurs lumières blafardes, leurs plans figés, leur morale niaise et leurs intrigues moroses où il est question des mêmes scènes de ménage entre la belle-mère et sa bru, et les scènes de café interminables comme s'en moquait récemment l'acteur Sid-Ahmed Agoumi dans une interview qu'il nous avait accordée : «On fait des feuilletons assis. Ça parle assis, ça joue assis et ça se déplace peu. Ça s'étire, ça s'étire, et l'intrigue avance paresseusement après avoir parlé autour du café pendant un quart d'heure» assénait-il avec son inénarrable humour féroce. Les gens du métier déplorent régulièrement à ce propos la faiblesse criante du compartiment «scénario». Mais au-delà de cet empêchement technique, il y a comme un flagrant manque d'audace politique qui est venu aggraver ce manque d'imagination artistique, et qui rend encore plus insipide le petit écran vu avec les lorgnettes de l'ENTV. Encore un chantier qui dit l'urgence de libérer l'image et le son si nous tenons vraiment à sortir de l'industrie «sketches-chorba» et avoir autre chose à se farcir à l'heure du f'tour que de médiocres «caméras cassées»...