Olivier Le Cour Grandmaison (*) enseigne les sciences politiques et la philosophie à l'université d'Evry-Val-d'Essonne et au Collège internationnal de philosophie. Quelle interprétation et quelle lecture faites-vous de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, promulguée au moment où l'Algérie et la France s'apprêtent à signer un traité d'amitié ? Cette loi, qui sanctionne un mensonge d'Etat relatif au caractère positif de la colonisation française, est motivée par plusieurs raisons. Satisfaire certains secteurs de l'opinion publique et travailler à la restauration de l'image de la France dans un contexte difficile, pour le moins, sur le plan intérieur et extérieur. Incapable d'apporter des solutions aux problèmes économiques et sociaux, et d'offrir des perspectives claires autres que l'exhibition quasi quotidienne des ambitions personnelles de certains de ses dirigeants, l'actuelle majorité a donc ressuscité une mythologie coloniale propre à rehausser, pense-t-elle, le prestige du pays et la fierté de ses citoyens. A cela s'ajoute certainement un désir de revanche politique après que des avancées significatives aient eu lieu, notamment en ce qui concerne la reconnaissance de l'esclavage, imposé par la France, comme crime contre l'humanité. Cette reconnaissance étant consacrée par la loi Taubira votée en 2001. Par ailleurs, on assiste, depuis 4 ans maintenant, après Paris, à la pose de plaques commémoratives rappelant les massacres commis par les forces de police de la capitale lors de la manifestation pacifique appelée par le FLN le 17 octobre 1961. Maurice Papon, aujourd'hui condamné pour complicité de crime contre l'humanité en raison de son rôle dans la déportation de juifs dans la région de Bordeaux sous le régime de Vichy, était, en 1961, préfet de police de Paris et c'est donc sous sa responsabilité que les massacres d'octobre ont été perpétrés. Nul doute que dans ce contexte, la majorité actuelle a voulu reprendre ainsi l'initiative sur un terrain qu'elle pense électoralement favorable. Ce mensonge d'Etat « à la française » témoigne d'une dégradation significative des conditions du débat public où se banalisent désormais l'idée et les pratiques, illibérales et dangereuses, selon lesquelles les responsables d'un pays démocratique peuvent mentir sciemment pour faire triompher leurs points de vue. A cela s'ajoute un mépris stupéfiant pour les réalités de la colonisation doublé d'un outrage infligé, en raison de ce mépris même, aux descendants des victimes de l'ordre impérial imposé par la métropole pendant si longtemps. De plus, il faut ajouter que cette loi est sans équivalent dans les pays démocratiques où nulle majorité n'a osé légiférer pour imposer, à l'opinion publique et aux enseignants, une interprétation officielle, partisane et mensongère du passé. Ni la Grande-Bretagne, où existent pourtant des tendances apologétiques, ni la Belgique, ni la Hollande, ni l'Espagne ne se sont engagées dans une pareille voie. Encore une exception française donc, mais celle-ci est scandaleuse au regard des droits, des libertés et des principes qui doivent théoriquement régir une société démocratique où l'Etat ne saurait être, en aucune manière, le garant d'une interprétation particulière du passé. « Une commission d'historiens devrait œuvrer sur le fondement de travaux déjà réalisés pour établir des faits historiquement incontestables », a indiqué le ministre des Affaires étrangères Douste-Blazy. « Il n'y aura jamais d'histoire officielle en France », a-t-il également assuré. Le ministre de l'Education Gilles de Robien a, pour sa part, affirmé que la loi controversée sur le « rôle positif » de la colonisation française outre-mer « n'implique aucune modification des programmes actuels d'histoire ». Quelles conclusions tirez-vous de ces déclarations ? Le ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, incarne, à mes yeux, ce mensonge d'Etat à la française relativement au caractère réputé « positif » de la colonisation. En effet, il faut rappeler qu'il fut, en tant que parlementaire, signataire d'une proposition de loi du 5 mars 2003, dont l'article unique était ainsi rédigé : « L'œuvre positive de l'ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue. » Cette proposition ne fut pas alors adoptée, mais c'est évidemment son esprit que l'on retrouve dans la loi du 23 février 2005 à l'initiative d'un gouvernement, dont Douste-Blazy était déjà membre. Qu'en raison de la mobilisation des historiens et des universitaires en France, des protestations diverses qui ont eu lieu en Algérie, il fasse aujourd'hui machine arrière en désavouant ses propres engagements passés et la majorité qui le soutient et à laquelle il appartient est évidemment positif. En ce qui concerne les déclarations du ministre de l'Education nationale, elles vont dans le même sens. Mais, je constate que les mêmes qui, hier, ont approuvé cette loi scélérate du 23 février 2005, tendent aujourd'hui à la vider d'une partie de son contenu le plus inacceptable au regard des droits et libertés démocratiques. Fort bien, mais il faut continuer d'exiger l'abrogation définitive des articles les plus scandaleux de cette loi. Comment expliquez-vous que les Français, plus particulièrement la classe politique, aient du mal à assumer le passé colonial de leur pays, notamment en Algérie ? Je ne pense pas qu'il s'agisse des « Français » en général, mais d'un problème spécifique à la « classe politique » comme on dit. « Classe politique » qui, de la droite à la gauche parlementaires, est encore incapable d'assumer le passé colonial de la France parce qu'il implique trois République. La IIIe qui a joué un rôle essentiel dans la construction de l'empire français, la IVe où les pouvoirs spéciaux, confiés au gouvernement dirigé par le socialiste Guy Mollet, furent votés en 1956 par les députés de la SFIO et du Parti communiste notamment, et la Ve qui a vu perpétrer, entre autres, au cœur de la capitale les massacres d'octobre 1961. Enfin, ce passé implique de nombreuses figures historiques qui appartiennent au Panthéon politique de la France et des partis qui, aujourd'hui encore, assument des responsabilités importantes. De là, ces très grandes difficultés à reconnaître les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre commis au cours de la période coloniale et de la dernière guerre d'Algérie. Une telle pusillanimité ne peut, hélas, que contribuer à exacerber ce qu'il est convenu d'appeler la « guerre des mémoires ». La vérité, la justice et ceux qui, directement ou indirectement, ont été victimes de ces crimes exigent une reconnaissance par les plus hautes autorités de l'Etat de ce qui a été perpétré au cours de cette période ; il serait temps qu'ils soient enfin entendus. La reconnaissance de ce passé n'est-elle pas un des fondements du pacte d'amitié que s'apprêtent à signer l'Algérie et la France ? A mes yeux, cette reconnaissance est essentielle, mais au regard des enjeux économiques et financiers entre ces deux pays, je crains fort que ces dernières considérations l'emportent sur la justice et la vérité au profit d'un accord où, encore une fois, les crimes commis et les victimes seront rapidement oubliés par les hommes politiques français et Algériens, plus soucieux de défendre la raison d'Etat que de faire droit aux revendications de ceux qui exigent une reconnaissance officielle. Le président algérien cédant sur le terrain des crimes commis par la France au cours de la dernière guerre en échange du soutien apporté par les autorités françaises au référendum-plébiscite qui vient d'avoir lieu en Algérie. Cela a déjà commencé. C'est pourquoi je ne pense pas que ces « petits arrangements entre amis » feront beaucoup progresser la cause de la vérité et de la justice. (*) Il a publié Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l'Etat colonial ( Paris, Fayard, 2005) ; Sur la réhabilitation du passé colonial de la France (in La fracture coloniale, ouvrage collectif La Découverte, 2005) ; Les citoyennetés en Révolution (1789 -1794), (PUF, 1992) ; Les étrangers dans la cité. Expériences européennes (La Découverte, 1993) ; Le 17 octobre 1961 : un crime d'Etat à Paris (collectif, éditions La Dispute, 2001). Haine(s). Philosophie et politique (PUF, 2002).