Il a l'âge de la presse dite indépendante en Algérie. Il a atteint aujourd'hui l'âge de la maturité. Le premier quotidien national du matin fêtera, le 8 octobre 2010, son vingtième anniversaire. Il s'agit du quotidien El Watan, un des grands tirages de la presse algérienne d'expression française. Il n'est plus un journal ordinaire, mais une entreprise viable, stable et bien organisée. El Watan a réussi, avec beaucoup de sacrifices et d'abnégation de ses actionnaires et toutes les équipes rédactionnelles qui se sont succédé durant cette période, à s'imposer en tant «journal de référence» dans un pays où il n'est pas du tout facile de faire du vrai journalisme. Ceux qui l'ont lancé, en octobre 1990, se souviennent, «comme si cela datait d'hier», de leurs premiers pas dans l'exercice du journalisme indépendant de la chapelle du parti unique, le FLN. Certains d'entre eux racontent, vingt ans après, les conditions dans lesquelles ils ont effectué ce «saut dans l'inconnu» : le lancement d'une entreprise de presse. Comment ont-ils pu relever le défi ? Dans quelles conditions ont-ils donné naissance à cette entreprise ? «On n'avait jamais pensé à lancer notre propre journal. Après la promulgation de la Constitution de 1989, qui a donné naissance au pluralisme politique, il y a eu un grand débat au sein d'El Moudjahid sur la ligne éditoriale du journal. Alors que le gouvernement et la direction d'El Moudjahid voulaient le maintenir comme un organe central du FLN, les journalistes, eux, ont protesté contre cette idée. Nous voulions qu'El Moudjahid soit un journal qui fait dans le service public et qui réponde aux aspirations de la société», explique Omar Belhouchet, directeur du publication d'El Watan et ancien journaliste d'El Moudjahid. Une grève et un aboutissement Mais la démarche des journalistes d'El Moudjahid s'est heurtée à l'entêtement des autorités. Ce différend a conduit à une impasse. Un groupe de 47 journalistes décide, en janvier 1990, de faire grève. D'une durée d'un mois, cette action n'a pas été suivie par une partie de la rédaction et le personnel technique de l'organe étatique. Mais il a eu un effet inespéré. L'action a eu un profond écho dans les autres salles de rédaction. «C'était une action pour réclamer la liberté d'expression», se rappellent toujours les actionnaires d'El Watan. Ce mouvement a été accompagné par des réunions longues et houleuses. Les journalistes, témoigne encore Omar Belhouchet, étaient divisés. Toutefois, l'idée de création de la presse privée algérienne n'a jamais été au centre du débat. Elle est venue du gouvernement de Mouloud Hamrouche. Constatant l'intransigeance des journalistes, ce dernier a proposé alors l'idée de permettre aux protestataires de créer leurs propres journaux. Et l'aventure intellectuelle commence. «En voyant que la situation ne se débloque pas et que les grévistes campent sur leurs positions, Mouloud Hamrouche convoque un groupe de journalistes pour leur annoncer la proposition», explique encore Omar Belhouchet. Le projet intéresse. Il consiste à aider les journalistes désireux de quitter El Moudjahid à lancer leurs propres projets en leur octroyant l'équivalent de deux années de salaire et des locaux. Les collectifs ont commencé alors à se constituer. «Le mais gentil» de Tahar Djaout Celui qui devait créer El Watan commence à prendre forme juste après la promulgation de la circulaire de Mouloud Hamrouche, de mars 1990. La première réunion s'est tenue, un mois après l'apparition du texte, en avril 1990. «Lors de la première réunion, nous étions 46 journalistes, dont la majorité issue d'El Moudjahid. Mais au fil des réunions, les gens ont commencé à se retirer», raconte Belhouchet. Même l'écrivain et journaliste assassiné, Tahar Djaout. Ce martyr de la liberté et de la démocratie, se rappelle encore Ali Bahmane, journaliste et actionnaire d'El Watan, s'est gentiment retiré du groupe. «Pour des raisons personnelles, Tahar Djaout a préféré se retirer. Il nous a dit ‘oui mais'…», explique-t-il. D'autres personnes se sont également retirées pour des différends sur la nature et la ligne éditoriale du journal. Il y a même eu des tentatives de récupération du journal. Certaines personnes envoyées par Mouloud Hamrouche voulaient même réorienter l'objectif du journal. «On a même parlé de création d'un journal des réformes en référence aux réformes politiques engagées par l'ancien chef de gouvernement. Leur proposition étant rejetée, ils ont préféré se retirer», se rappelle aussi Mohamed Larbi, journaliste et actionnaire. Des 46 journalistes présents à la première réunion, il n'en resta que 20 qui ont décidé de poursuivre l'aventure. Mais il fallait donner un nom à ce nouveau-né. De nombreuses propositions ont été faites. «Quelqu'un a proposé La Nation. Un autre a suggéré El Watan. Et c'est ce dernier qui a été choisi pour la majorité, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord pour éviter de tomber sous le coup de la loi sur l'arabisation signée par le président Chadli en 1988. Ensuite, El Watan (la patrie en français) permet de mettre en avant les valeurs de rassemblements patriotiques», explique Omar Kharoum, journaliste et actionnaire. Le défi a été relevé avec peu de moyens. «Nous sommes venus à la maison de la presse qui était une ancienne caserne abandonnée durant les années 1970. Les locaux qu'on nous a donnés étaient dans un état lamentable», raconte toujours Mohamed Larbi. Il fallait tout nettoyer. «Tout le monde s'est mobilisé. On avait tous des raclettes et tout le monde participait au nettoyage», ajoute-t-il. «Nous avons cotisé (1500 DA chacun à l'époque) pour acheter le matériel nécessaire pour le nettoyage», enchaîne Tayeb Belghiche, journaliste et actionnaire. «La magie» des macintoshs Une fois le siège préparé, il fallait penser à l'étape la plus importante : comment confectionner le journal ? Merad, Bahmane, Larbi, Tayeb Belghiche et Omar Kharoum se souviennent toujours des trois Macintosh loués chez un privé. « Nous n'avions pas de moyens. Alors pour concurrencer El Moudjahid qui disposait à l'époque de tous les moyens, dont une imprimerie, cela relevait de l'impossible pour nous. On ne savait pas si notre projet allait marcher. Nous étions confrontés dès le début à un problème majeur : comment confectionner le journal, sans micro-ordinateurs. Le défi a été relevé grâce à la magie des Macintoshs. Nous avons loué trois Mac chez un privé qui nous ont permis d'éditer les premières éditions d'El Watan», expliquent Mohamed Larbi. L'équipe fondatrice du journal était, ajoute Ali Bahmane, plus complète : «Il y avait des journalistes et des reporters expérimentés. Il y avait aussi des gens de la technique qui ont pris en charge la saisie et le montage des papiers.» «C'est l'un des facteurs qui ont fait la différence par rapport à d'autres titres. Notre premier numéro était une réussite. Le journal tirait à plus de 110 000 exemplaires», affirme-t-il, en précisant que l'actualité de l'époque a aidé à la percée d'El Watan.