Dans François Mitterrand et la guerre d'Algérie, l'historien Benjamin Stora et le journaliste François Malye abordent deux questions centrales : comment celui qui, 25 ans plus tard, abolira la peine de mort, peut-il accepter l'exécution des militants algériens ? Quand François Mitterrand quitte le ministère de la Justice à la fin du mois de mai 1957, 45 condamnés à mort algériens ont été guillotinés en 16 mois. Comment expliquer le silence autour de cet épisode noir de la carrière du futur président de la République ? Le livre est accompagné d'un film de 70 minutes, auquel ont collaboré les deux auteurs, réalisé par Frédéric Brunquell, qui sera diffusé le 4 novembre à 22h40 dans le cadre de l'émission «Infrarouge» de France 2.
Entretien avec Benjamin Stora
- Avec Mitterrand et la guerre d'Algérie que vous venez de co-écrire avec le journaliste François Malye et le film qui l'accompagne, réalisé par Frédéric Brunnquell, n'est-ce pas un des verrous de l'histoire de la guerre d'Algérie qui saute ? Le dernier tabou du mitterandisme qui est levé, comme l'écrit votre éditeur ? Il y a encore beaucoup de choses à dire, et à écrire, autour de la guerre d'indépendance algérienne. Depuis quelques années, je m'intéresse au personnel politique français dans la conduite de cette guerre. J'avais travaillé, il y a deux ans, sur la biographie de de Gaulle (ce livre est paru cette année en Algérie aux éditions Sedia), il était presque «normal» de travailler sur l'attitude de la gauche française pendant la IVe République. François Mitterrand, qui est devenu Président de la République en 1981, reste une figure marquante, avec celle de Guy Mollet ou de Robert Lacoste, dans la conduite de cette guerre. Il était, en 1956, le numéro 2 du gouvernement, ce que l'on avait largement oublié. C'est effectivement, encore un «verrou» qui saute pour comprendre cette période.
- Pourquoi ce silence de la gauche sur son implication politique dans la guerre et l'implacable répression ? Pourquoi la responsabilité de la gauche française dans cette guerre n'a jamais été abordée ? La gauche traditionnelle française restait en fait attachée au principe de l'Algérie française, par tradition jacobine, celle de l'assimilation. L'Algérie, à l'époque, c'était trois départements intégrés à la France, à la différence des autres colonies comme le Maroc ou l'Indochine. Mais dans ces départements, les musulmans n'avaient pas les droits du citoyen français. Cette gauche, socialiste principalement, ne voulait pas connaître le nationalisme algérien, ses leaders, sa démarche, son histoire singulière. Elle ne «voyait» pas le nationalisme algérien, elle ne «voyait» pas la question coloniale. La gauche donnait toujours la priorité à la question sociale, plus de justice sociale, sans comprendre toute l'importance de la dimension nationaliste. Elle va, dans la société française des années 1970, effacer sa conduite dans la guerre d'indépendance algérienne, s'unifier en effaçant le vote des «pouvoirs spéciaux» qui a envoyé le contingent et précipité la guerre.
- Le livre et le film ouvriront-ils le débat sur la responsabilité de la gauche dans la guerre d'Algérie (pouvoirs spéciaux, peine de mort), à quelques mois du trentième anniversaire de l'élection de François Mittterrand à la présidence de la République française ? Tout dépendra de la façon dont les responsables politiques des partis de gauche, la presse, les intellectuels s'empareront de ce sujet. Sinon, le débat retombera, et l'on «oubliera» tout à nouveau. - Mitterrand, garde des Sceaux sous la IVe République, a refusé l'abolition de la peine de mort. Il savait que la guerre d'indépendance de l'Algérie était une «sale guerre», il a fait un autre choix. Pourquoi ? Il y avait chez lui la croyance d'une guerre-éclair, rapide, contre les nationalistes algériens. C'était le moment de la théorie du «dernier quart d'heure» énoncée par Robert Lacoste. Donc, il fallait écraser par la force, et viendrait un jour, lointain, pour la négociation. On sait maintenant que ces calculs étaient vains : plus la répression était féroce, et plus le sentiment national s'ancrait d'avantage dans la population.
- N'a-t-il jamais regretté les guillotinés algériens ? Les refus de demandes de grâce qui lui étaient présentées ? Nous ne savons pas pour les regrets ou les remords. Car de son vivant, peu de personnes ont osé lui poser cette question très personnelle. Président de la République à partir de 1981, François Mitterrand abolit la peine de mort. Etait-ce pour se racheter ? Etait-ce par calcul politique ? Est-ce parce qu'il avait changé ? Il y a un peu de tout cela à la fois.
- Fernand Iveton était communiste. Les communistes n'ont pas fait campagne pour qu'il soit gracié. Etaient-ils, eux aussi, pour la peine de mort à l'encontre des militants du FLN ? Non, les choses ne se sont pas passées ainsi. Les communistes algériens se sont très tôt engagés dans le FLN et l'ont rallié officiellement en juillet 1956. Le Parti communiste français, de son côté, ne se prononçait pas à ce moment pour l'indépendance, mais pour «la paix en Algérie». Ils n'ont donc pas fait campagne pour le refus de l'exécution capitale de Fernand Iveton, mais un avocat communiste est venu ensuite l'accompagner jusqu'à la guillotine. - Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté du livre ? Pourquoi l'avez-vous prolongé d'un film ? J'avais pu mesurer la force, la puissance des images, lorsque j'avais conçu le documentaire «Les années algériennes» en 1991. Cette année-là, en même temps, j'avais rédigé la Gangrène et l'oubli, la Mémoire de la guerre d'Algérie. Les deux se complètent, dans des registres différents. Il y a la force d'une image, celle des exécutions, l'émotion d'un témoignage, comme ceux du frère d'Ahmed Zabana ou le compagnon de cellule de Fernand Iveton ; et puis, il y a l'argumentation, la preuve de l'histoire qui s'exprime par le biais de l'écrit, du livre.