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Al Maqqari-Fernand Breaudel, une identité humaine
La mémoire du cœur
Publié dans El Watan le 10 - 11 - 2005

la biochimie du cerveau, de l'avis de tous les neurobiologistes, a réalisé une avancée spectaculaire depuis les débuts de la deuxième moitié du siècle dernier. Toutefois, les milliards de neurones, ou de cellules nerveuses, échappent encore à cette discipline scientifique relativement jeune.
La mémoire, quant à elle, dont le siège se trouve dans le cerveau même, demeurera, apparemment, la pierre angulaire dans toutes les recherches qui seront menées à l'avenir. Cette masse compacte appelée cerveau et responsable en grande partie de l'identité de l'être humain, peut-elle vraiment prendre en charge tout ce qu'elle a emmagasiné durant des décennies ? Est-elle, à elle seule, en mesure de rappeler des détails perdus dans sa propre galaxie lorsque le besoin s'en fait sentir ? Le cerveau, quel type de relation entretient-il avec le cœur, cette autre partie du corps humain régulatrice d'une grande partie de fonctions physiologiques essentielles ? Pour les poètes, et il faut toujours compter sur leurs témoignages, le cœur prend le relais lorsque la mémoire commence à faire défaut, ou lorsque celle-ci n'arrive pas à se mettre en branle pour répondre diligemment à son propre appel. Al Maqqari (1578-1631), ce grand écrivain maghrébin, illustre bien ce propos. Né et éduqué à Tlemcen, il fit preuve d'une grandeur intellectuelle dans sa ville natale avant de s'imposer à Fès comme jurisconsulte, chroniqueur, poète et homme politique. Jalousé et menacé de mort, il prit le chemin d'un long exil avant de s'installer au Caire, capitale alors d'un royaume en chute libre. Son épouse et sa fille ne purent le suivre, car les gouvernants de cette période de décadence, à Tlemcen comme à Fès, n'hésitèrent pas à manœuvrer pour exercer sur lui leur pression néfaste afin de le faire taire à tout jamais. Nostalgique à l'instar de tout exilé sur cette terre, et « en étrange pays que dans son pays lui-même », comme le dit si bien le fameux poète, Louis Aragon, notre grand intellectuel maghrébin donna libre cours à sa mémoire, entendez, celle du cœur, pour rappeler, par écrit, un passé glorieux, celui de l'Andalousie depuis le VIIIe siècle jusqu'à la fin du XVe siècle. C'est donc en réponse à un ami damascène qu'il compila son fameux ouvrage Nafh Al Teeb, œuvre monumentale où la grandeur impériale voisine avec cette espèce de blessure béante qu'était la perte de l'Andalousie en 1492. En ce début du XVIe siècle, les gens du Machrek comme du Maghreb voulaient, à tout prix, stopper l'hémorragie dans les esprits et dans les cœurs, soit en allant guerroyer contre les forces de la reconquête catholique en Espagne, ou en revivifiant une histoire glorieuse qui n'en était plus une. Al Maqqari choisit donc de prendre part à l'entreprise en faisant usage de sa plume. C'est sans ressources bibliographiques, et c'est là que le bât blesse, puisqu'il avait abandonné sa bibliothèque à Fès pour sauver sa peau, qu'il rédigea, de mémoire, tout ce qu'il avait emmagasiné à propos de la présence musulmane en Andalousie et de son expérience maghrébine. Mais, pouvait-il compter uniquement sur sa puissance de mémorisation, c'est-à-dire sur son cerveau, ou était-il obligé de prendre un autre détour pour tout consigner sans rien omettre, rapporter les faits dans l'ordre chronologique, faire le portrait exact des personnages, exhumer des textes poétiques oubliés, des avis des jurisconsultes et de tant d'autres choses ? C'est là que la mémoire du cœur intervient. Sans la passion, apparemment, la mémoire sera toujours défaillante. Et sans cette même passion, les politicards continueront de sévir. Car, les dictateurs n'ont pas de mémoire, ils le prouvent encore de par le monde. Le cœur d'Al Maqqari a pris le relais, c'est lui qui a fait battre le rappel de tout ce qu'il avait stocké durant des décennies sur l'histoire de l'Andalousie à un moment où le support écrit lui fit défaut au Caire. Autre exemple suscitant l'admiration, mais contemporain celui-là. L'expérience de l'historien Fernand Braudel (1902-1985) corrobore, à un haut degré, le fait que la mémoire du cœur sait se faire présente là où le cerveau, en tant que réceptacle de toutes les données mémorisées, est mis sous le boisseau, et là où le support écrit, outil par excellence pour l'historien, n'existe guère pour une raison ou pour une autre. On le sait, le territoire de ce dernier, même compartimenté, subdivisé, donne l'impression de s'élargir à l'infini. Les autres disciplines relevant des sciences exactes ou des sciences humaines viennent s'y greffer à merveille. D'où la vastitude de ce terrain, et d'où l'angoisse méthodologique de l'historien au moment de se pencher sur son travail. Emprisonné durant la Deuxième Guerre mondiale, c'est durant sa captivité dans les camps de Mayence et de Lübeck, en Allemagne, de 1940 à 1940, que Fernand Braudel rédigea, de mémoire, celle du cœur, la plus grande partie de sa thèse sur « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II ». Celle-ci fait, depuis, référence parmi tous les écrits historiens, qu'ils soient affiliés, méthodologiquement, à la fameuse école des Annales, ou à d'autres écoles non moins prestigieuses en matière d'écriture historique. On soutient quelque part que l'homme est égal à sa mémoire. Encore, faut-il connaître les mécanismes de celle-ci, les chemins qu'elle emprunte pour rappeler tel événement ou autre. La neurobiologie, selon les spécialistes, vient à peine de faire quelques pas dans le défrichement du vaste territoire qu'est le cerveau, de ses capacités de mémorisation, de rappel des éléments stockés dans ses différentes parties, etc. Il reste, cependant, à expliquer le travail remarquable que la mémoire du cœur réalise, de temps à autre, c'est-à-dire là où rien n'indique que les neurones sont en mesure d'accomplir un travail aussi gigantesque que celui réalisé par un Fernand Braudel ou par un Al Maqqari. Dans leur quête de l'absolu, les soufis, et Ibn Arabi à leur tête, attribuent au cœur la puissance de mémorisation. Le cerveau, on croit bien comprendre, est relégué au second plan dans leur entreprise. C'est le coup entre les deux omoplates qui compte pour eux avant tout. Apparemment, ce qui a compté pour Braudel et Al Maqqari, c'est bien leur amour pour leur travail, un amour transformé, dans leurs alambics intérieurs, en passion brûlante et dévorante, mais salvatrice sur le plan pratique. Sinon comment expliquer l'œuvre de chacun d'eux ? La guerre, le sang et le feu, la menace de mort qui pouvait s'exécuter à tout instant, c'est ce qui a fait propulser cette mémoire du cœur au-devant de la scène, et c'est ce qui rend, aujourd'hui, la relation si étroite entre les tenants de la neurobiologie et les psychologues. Le cœur, dit un grand poète arabe de l'ère classique, connaît bien le moment où il doit prendre le relais de tous les autres organes sensoriels !

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